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LIVRE III.

levé sus le pays de Castille mêmement, car tout avoit été abandonné du roi : donc ceux qui vinrent premièrement en Castille par celle incidence y firent grandement bien leur profit. Et encore en troussant et en enmallant, en la ville d’Aurench, boutèrent-ils plusieurs bonnes choses des meubles des povres gens de la ville, pennes et draps et autres joyaux, si ils les trouvoient. Et quand on en parloit et disoit : « Ha ! monseigneur, ceci est nôtre ; vous ne l’apportâtes pas céans. » Ils répondoient : « Taisez-vous, méchantes gens, nous avons commission du roi de Castille de nous faire payer partout de nos gages ; vous ne nous voulez payer et si vous avons servi bien et loyaument ; si faut que nous nous payons ; gagnez du nouveau, car ceci est nôtre. »

Quand ce vint au matin, le maréchal monta à cheval, et environ soixante lances en sa compagnie, et s’en vint à Aurench jusques à la barrière. Il s’arrêta là un petit. Les capitaines des Bretons vinrent et le maréchal leur demanda : « Êtes-vous tous prêts ? » — « Ouil, dirent-ils, baillez nous un conduit qui nous mène. » — « Où voulez-vous aller ? dit le maréchal. Véez-cy qui vous conduira. » Adonc appela-t-il un chevalier d’Angleterre qui s’appeloit messire Étienne Astebery et lui dit : « Prenez dix lances de nos gens et conduisez ces Bretons, et retournez ici demain. » — « Bien, » dit le chevalier. Il fit ce que le maréchal ordonna, et prit ces Bretons en conduit et les mena, lesquels se départirent moult hourdés et moult troussés.

Quand ils furent tous vidés, le maréchal et ses gens entrèrent en la ville ; les gens de la ville l’inclinèrent tout bas ; et cuidoient, moult y en avoit, que ce fût le duc de Lancastre ; pour ce lui faisoient-ils si grand’révérence. Le maréchal demanda à aucuns : « Et ces Bretons qui se départent si hourdés et si troussés, emportent-ils rien du vôtre ? » — « Du nôtre, monseigneur, par Dieu ouil, beaucoup ! » — « Et que ne le me disiez-vous, dit le maréchal, je le vous eusse fait r’avoir. » — « Monseigneur, nous n’osions ; ils nous menaçoient d’occire si nous faisions plaintes : ce sont maldites gens, il n’en y a nul qui ne soit larron. Et pourquoi ne nous le seroient-ils, quand ils le sont l’un à l’autre ? » Le maréchal commença à rire et puis se tut, et demanda les plus notables hommes de la ville. Ils vinrent : quand ils furent venus, il leur fit faire serment que la ville d’Aurench, qui rendue s’étoit au duc de Lancastre, ils tiendroient du duc à toujours et à jamais en la forme et en la manière comme les autres villes de Galice se sont rendues. Ils le jurèrent ; et adonc ordonna et renouvela le maréchal officiers ; et prit de ceux de la ville ; et quand il eut tout fait et pris les fois et serments, et il et sa route eurent bu un coup, il s’en retourna devers le duc et son ost qui étoient logés au long de beaux verts oliviers et de figuiers pour avoir l’ombre, car il faisoit si chaud que hommes ni chevaux ne osoient attendre le soleil, ni depuis heure de tierce n’osoient chevaucher ni aller en fourrage, pour la grand’chaleur du soleil qui couroit.

La greigneur imagination que le duc de Lancastre eut, c’étoit que on lui apportât nouvelles en disant : « Sire, le roi de Castille chevauche et vient contre vous pour vous combattre. » Car il lui sembloit que il ne pouvoit parfaitement venir au challenge de Castille ni à la seigneurie, fors que par bataille. Si en faisoit-il demander soigneusement mais on lui disoit : « Monseigneur, nous entendons par pèlerins qui viennent à Saint-Jacques que votre adversaire de Castille ne met nullui sus les champs ni ensemble pour traire avant, mais se tient en garnison, et ses gens aussi, et encore n’est pas le duc de Bourbon venu qui cuidoit venir, ni il n’en est encore nulle nouvelle de sa venue en Castille. » Or eut le duc conseil, quand il se fut tenu cinq jours en la marche d’Aurench, que il iroit devant Noye, et là essaieroient-ils si jamais par assaut ils pourroient passer par le pont ni la rivière Deure. Jà étoit retourné le chevalier Anglois qui avoit conduit les Bretons en la ville de Ville-Arpent. On lui demanda quelles gens étoient là en la Ville-Arpent en garnison. Il répondit que il avoit entendu que messire Olivier du Clayaquin y étoit, à bien mille lances de Bretons et de François. « Ce seroit bon, dirent au duc le connétable et le maréchal et messire Thomas de Percy, que nous les allissions voir, et escarmoucher à eux : espoir sauldront-ils dehors pour demander armes, car ils en ont grand désir, les aucuns, de les trouver. » — « Je le vueil bien, dit le duc, délogeons-nous et allons ailleurs ; ci n’avons-nous nul profit. » Lors fut ordonné du déloger au matin et de aller vers Noye et puis vers Ville-Arpent.