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LIVRE III.

dit ainsi : « Messire Aubery, vous êtes-vous indigné si je ai bu devant vous qui suis connétable de ce pays ? Je puis bien et dois boire et passer devant vous, puisque mon très redouté seigneur le roi d’Angleterre et monseigneur le prince le veulent. Il est bien vérité que vous fûtes à la bataille de Poitiers, mais tous ceux qui sont ci n’en savent pas si bien la manière comme je fais ; si le dirai ; parquoi ils le retiendront. Quand monseigneur le prince eut fait son voyage en Languedoc à Carcassonne et il s’en fut, par Fougans et par Massères, retourné à Bordeaux, ce fut en celle ville que il vous vint en agré que vous vous partîtes et retournâtes en Angleterre. Que vous dit le roi ? Je n’y fus pas et si le sais bien : il vous demanda si vous aviez jà fait votre voyage ; et après, que vous aviez fait de son fils. Vous répondîtes que vous l’aviez laissé en bonne santé à Bordeaux. Donc dit le roi : « Et comment êtes-vous si osé d’être retourné sans lui ? Je vous avois enjoint et commandé, à tous ceux qui en sa compagnie étoient allés, que nul ne retournât, sur quant que il se pouvoit forfaire, sans lui, et vous êtes retourné. Or vous commande, dit le roi, que dedans quatre jours vous ayez vidé mon royaume, et que vous en r’alliez devers lui ; et si vous y êtes trouvé au cinquième jour, je vous touldrai la vie et votre héritage. » Vous doutâtes la parole du roi, ce fut raison, et vous partîtes d’Angleterre ; et eûtes l’aventure et la fortune assez bonne ; car vraiment vous fûtes en la compagnie de monseigneur le prince avant que la bataille se fît, et eûtes le jour de la bataille de Poitiers quatre lances de charge, et je en os soixante. Or regardez donc si je puis boire ni dois devant vous qui suis connétable d’Acquitaine. »

« Le comte d’Asquesufforch fut tout honteux, et voulsist bien être ailleurs que là. Mais ces paroles lui convint souffrir et ouïr que messire Jean Chandos lui dit, présens tous ceux qui les vouldrent entendre. »

À ce propos dit le chevalier qui parloit à l’autre : « On se peut émerveiller maintenant comment le duc d’Irlande, qui fut fils à ce comte d’Asquesufforch, ne s’avise et qu’il ne se mire en telles remembrances que on lui peut recorder de son père, et qu’il entreprend le gouvernement de tout le royaume d’Angleterre par-dessus les oncles du roi. » — « Et pourquoi ne feroit, répondirent les autres, quand le roi le veut ? »

Ainsi murmuroit-on en Angleterre en plusieurs lieux sus le duc d’Irlande ; et ce qui plus entama et affaiblit l’honneur et le sens de lui, ce fut que il avoit à femme la fille du seigneur de Coucy, laquelle avoit été fille de la fille de la roine d’Angleterre, madame Ysabelle, ainsi que vous savez, qui étoit belle dame et bonne, et de plus haute et noble extraction que il ne fut[1]. Mais il amena une des damoiselles de la roine Anne d’Angleterre, une Allemande, et fit tant envers Urbain sixième, qui se tenoit à Rome et qui se tenoit pape, que il se démaria de la fille au seigneur de Coucy sans nul titre de raison, fors par présomption et nonchalance, et épousa celle damoiselle de la roine[2] ; et tout consentit le roi Richard ; car il étoit si aveugle de ce duc d’Irlande que si il dît : « Sire, ceci est blanc ; » et il fût noir, le roi ne dit point du contraire.

La mère de ce duc d’Irlande fut grandement courroucée sus son fils ; et prit la dame au seigneur de Coucy, et la mit en sa compagnie. Au voir dire, ce duc fit mal ; et aussi il lui en prit mal, et fut une des principales choses pourquoi on le enhaït le plus de commencement en Angleterre. Ce duc d’Irlande se confioit tellement en la grâce et en l’amour du roi que il ne cuidoit pas que nul lui pût nuire ; et étoit une commune renommée parmi Angleterre que on feroit une taille, et que chacun feu paieroit un noble, et si porteroit le fort le foible. Les oncles du roi savoient bien que ce seroit trop fort à faire ; et avoient fait semer paroles parmi Angleterre que le peuple seroit trop grévé et qu’il y avoit, ou devoit avoir, grand finance au trésor du roi, et

  1. Anne de Bohême, fille de l’empereur Charles IV, deuxième femme de Richard II.
  2. Voici comment Walsingham raconte ce fait :

    Accidit his diebus ut Robertus de Veer, elatus de honoribus quos rex impendebat eidem, jugiter suam repudiaret uxorem juvenculam, nobilem atque pulchram, genitam de illustri Eduardi regis filia Isabella, et aliam duceret, quæ cum regina Anna venerat de Boemia, ut fertur, cujusdam cellarii filiam, ignobilem prorsus atque fœdam ; ob quam causant magna surrexit occasio scandalorum (cujus nomen erat in vulgari idiomate Lancecrona). Favebat sibi in his omnibus ipse rex, nolens ipsum in aliquo contristare, vel potius, prout dicitur, non valens suis votis aliqualiter obviare, quia maleficiis cujusdam fratris, qui cum dicto Roberto fuit, rex impeditus, nequaquam quod bonum est et honestum ceruere vel sectari valebat.