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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/630

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

CHAPITRE LXXX.

Comment le duc d’Irlande et quelques siens compagnons se retirèrent en Hollande et en l’évêché d’Utrecht ; comment messire Nicolas Brambre fut décolé, et comment l’archevêque de Cantorbie, envoyé vers le roi de par ses deux oncles, fit tant qu’il l’amena honorablement à Londres.


Or vous conterai du duc d’Irlande, de messire Pierre Goulouffre, et de messire Michel de la Pole, qu’ils devinrent. Ce jour que je vous ai conté, ils se sauvèrent ; et aussi firent tous les autres ; et bien leur besognoit ; car, s’ils eussent été tenus ni trouvés, sans merci ils étoient morts. Point ne me fut dit ni conté, qu’ils allassent devers le roi ; et s’ils y allèrent, ils n’y séjournèrent guères longuement ; mais se départirent d’Angleterre, au plus tôt comme ils purent. Et me fut dit et raconté qu’ils chevauchèrent parmi Galles, et passèrent à Karlion et entrèrent au royaume d’Escosse, et vinrent à Haindebourch, et là entrèrent-ils en un vaissel, et se mirent en mer, et eurent vent à volonté, et côtoyèrent Frise et l’île de Tesele, et le pays de Hollande ; et s’en vinrent arriver au hâvre de la bonne ville de Dourdrech. Quand ils s’y trouvèrent, ils furent tout réjouis. Et me fut dit que de longue main ce duc d’Irlande avoit fait si grand attrait d’or et d’argent et de finances à Bruges, par Lombards, pour toujours être au-dessus de ses besognes ; car quoiqu’il eût le roi d’Angleterre de son accord, si doutoit-il les oncles du roi grandement, et le demourant du pays ; pourquoi, lui étant en ses grandes fortunes, en Angleterre il se pourvéy, et fit son attrait et amas grand et fier, en Flandre et ailleurs, là où il pensoit bien l’argent à retrouver, s’il lui besognoit. Et me fut dit que les soixante mille francs, qu’il avoit reçus pour la rédemption des enfans de Bretagne, et espécialement pour Jean de Bretagne, car Guy étoit mort, il les trouva tout appareillés deçà la mer. Et encore lui en devoit le connétable de France à payer en trois ans soixante mille. Si ne se devoit-on pas ébahir qu’il n’eût finance assez, un grand temps. Quand le duc Albert de Bavière qui tenoit Hainaut, Hollande et Zélande en bail, de par le comte Guillaume son frère, car encore vivoit-il, entendit que ce duc d’Irlande étoit venu loger et amasser, comme un homme fuyant et enchâssé hors d’Angleterre, en sa ville de Dourdrech, si pensa sus un petit, et imagina qu’il ne séjourneroit pas là longuement ; car il n’étoit convenablement parti, ni issu hors d’Angleterre. Et si étoit-il mal de ses cousins germains[1], auxquels il devoit toute amour et la leur vouloit tenir et devoir. Et outre, il s’étoit mal acquitté et porté envers la fille de sa cousine germaine, madame Ysabel d’Angleterre qui dame avoit été de Coucy. Pourquoi il manda à ce duc d’Irlande que, pour la cause de ce que il avoit courroucé ses beaux cousins d’Angleterre, et brisé son mariage, et vouloit avoir épousé autre femme, qu’il se départit de sa ville et de son pays, et s’en allât ailleurs loger, car il ne le vouloit soutenir en ville qui fût sienne. Le duc d’Irlande, quand il ouït ces nouvelles, si se douta que de fait il ne fût pris, et livré ès mains de ses ennemis ; si s’humilia grandement envers ceux qui là étoient envoyés, et dit qu’il obéiroit volontiers au commandement de monseigneur le duc Albert. Si fit partout compter et payer, et mit tout son arroi sur la rivière de la Mergue qui vient d’amont, et entra en un vaissel, lui et ses gens ; et exploitèrent tant par eau et par terre, qu’ils vinrent à Utrec ; laquelle ville, sans moyen, est toute lige à l’évêque d’Utrec ; et là fut-il reçu bien et volontiers : si s’y amassa et s’y tint, tant qu’autres nouvelles lui vinrent.

Nous nous souffrirons à parler de lui, tant que jour et lieu sera, et parlerons d’Angleterre. Après le département de celle chevauchée que les oncles du roi firent vers Acquesuffort contre le duc d’Irlande, et que toutes manières de gens d’armes furent retraits en leurs manoirs, se tinrent le duc d’Yorch et le duc de Glocestre et l’archevêque de Cantorbie en la cité d’Acquesuffort, je ne sais quants jours : et là furent décollés les deux chevaliers qu’on disoit le petit Beauchamp et messire Jean de Sallebery. Celle justice faite, les oncles du roi retournèrent à Londres, et s’y tinrent un temps pour savoir et ouïr s’ils orroient nulles nouvelles du roi ; et nulles nouvelles n’en oyoient, fors tant que le roi se tenoit à Bristo. Or fut conseillé à Westmoustier, par l’incitation et promouvement de l’archevêque de Cantorbie, que ce seroit bon qu’on allât honorablement devers le roi à Bristo ; et lui fut remontré certainement, comme il avoit été un temps contre la

  1. Les ducs d’York et de Glocester et le comte de Hainaut étaient fils de deux sœurs.