Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/637

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1387]
631
LIVRE III.

Le roi de Castille, sur les paroles courtoises et aimables des deux chevaliers dessus nommés, se reconfortoit grandement : et se contentoit d’eux, car il véoit bien qu’ils lui remontroient et contoient voir et raison.

Or parlerons du duc de Lancastre et du roi de Portingal, qui tenoient les champs au pays de Camp ; mais ils voulsissent bien tenir les villes, pour eux aiser et rafreschir, car les fourrageurs, quelque part qu’ils alloient, ne trouvoient que fourrager. Et aussi, pour les rencontres et embûches, ils n’osoient chevaucher, fors en grands routes : et quand ils chevauchoient en celui pays de Camp, et ils véoient de loin, ou d’une haute montagne, un grand village par apparence, ils étoient tous réjouis et disoient : « Allons, allons tôt ; nous trouverons en ce village assez à fourrager, tant que nous serons tous riches et bien pourvus. » Lors chevauchoient-ils à grand’hâte au village : et quand ils étoient là venus, ils n’y trouvoient que les parois et le massis : il n’y avoit ni chien, ni chat, ni coq, ni geline, ni homme, ni femme : tout étoit gâté et désemparé des François même. Ainsi perdoient-ils leur saison et temps : et s’en retournoient à leurs maîtres, sans rien faire. Si étoient leurs chevaux maigres et affoiblis, par les povres nourrissons qu’ils avoient. Encore bien leur chéoit, quand ils trouvoient de l’herbe à pâturer. Si ne pouvoient aller avant, car ils étoient si mates et si foibles, qu’ils mouroient sur le chemin, de chaud et de povreté : et mêmement, aucuns des seigneurs et des greigneurs maîtres qui y furent, étoient en excès, en fièvres et en frissons, par les grandes chaleurs qu’ils avoient tous les jours, et n’avoient de quoi eux rafreschir, et aussi par les froidures soudaines qui en dormant leur venoient de nuit. Ainsi étoient-ils menés que je vous dis, et espécialement en l’ost du duc de Lancastre ; car Anglois sont plus mous et plus moites, que ne sont Portingalois. Ceux de Portingal portoient encore assez bien celle peine, car ils sont durs et secs, et faits à l’air de Castille. Ainsi comme vous avez ouï recorder se maintenoient les Anglois ; et étoient en dur parti : et y en mourut largement de celle pestilence ; et mêmement de ceux qui n’avoient pas bien leurs fournitures et qui furent mal pansés. Messire Richard de Burlé, messire Thomas Moreaux, messire Thomas de Percy, le sire de Fitvatier, messire Maubruin de Linières, messire Jean d’Aubrecicourt, Thierry et Guillaume de Soumain, et bien avecques eux deux cens armures de fer, tous chevaliers et écuyers, qui avancer se vouloient et qui désiroient et demandoient les armes, montèrent une fois aux chevaux, sur les meilleurs et plus apperts qu’ils eussent, et les mieux gouvernés et aggrévés, sur l’entente et emprise de venir devant Ville-Arpent, pour réveiller les compagnons François qui dedans se trouvoient ; car bien avoient ouï dire qu’il y avoit, avecques messire Olivier du Glayaquin, connétable de Castille, en garnison, grand’foison d’apperts chevaliers et écuyers. Si se départirent un jour de leur ost, après le boire du matin : et chevauchèrent, comme fourrageurs, devers Ville-Arpent ; et vinrent jusques à un rieu, qui court devant la ville ; et là passèrent outre, en éperonnant leurs chevaux.

Le haro monta en la ville, et la voix et renommée par places et hôtels, que les Anglois étoient aux barrières. Adoncques vissiez chevaliers et écuyers armer apertement et venir devant l’hôtel du connétable, et varlets enseller chevaux, et là amener à leurs maîtres. Le connétable, messire Olivier du Glayaquin, voulsist retenir les compagnons et garder d’issir sur les Anglois ; si ne put-il, tant étoient-ils en grand’volonté d’issir. Or issirent-ils, bien montés sur fleur de chevaux, tous aggrévés et reposés : et issirent, tout premièrement, messire Jean des Barres, le vicomte de la Berlière, messire Robert et messire Jean de Braquemont, messire Pierre de Villaines, messire Tristan de la Gaille et plusieurs autres, en grand désir que de rencontrer et combattre ces Anglois. Quand les Anglois eurent fait leur emprise et couru devant la ville, et ils sentirent que les François s’ordonnoient pour venir sur eux, si repassèrent tout bellement le rieu que passé avoient ; et se retrairent tout bellement, sur une grande sablonnière qui là étoit : et éloignèrent le rieu, ainsi que le trait de trois archées d’arc. Evvous ces chevaliers et écuyers de France venir en écriant leurs cris ! et tenoit chacun sa lance. Quand les Anglois les virent approcher, si retournèrent tous à un faix sur eux ; et abaissèrent leurs glaives, et férirent chevaux des éperons. Là eut, je vous dis, forte joute et roide, et plusieurs abattus sur le sablon, d’une part et d’autre ; et ne se fût point la