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LIVRE II.

der comment, par l’effort des Romains, les cardinaux qui pour le temps régnoient, et pour le peuple de Rome apaiser qui trop fort étoit ému sur eux, firent pape et nommèrent l’archevêque de Bari, qui s’appeloit en devant Berthelemieu des Aigles[1]. Cil reçut la papalité, et fut nommé Urbain le VI, et ouvrit grâces ainsi comme usage est. L’intention de plusieurs cardinaux étoit que, quand ils verroient leur plus bel, ils remettroient leur élection ensemble et ailleurs, car ce pape ne leur étoit mie profitable ni aussi à l’Église, car il étoit trop fumeux et trop melencolieux. Quand il se vit en prospérité et puissance de papalité, et que plusieurs rois chrétiens escripsoient à lui et se mettoient en son obéissance, il se oultre-cuida et enorgueillit et voult user de puissance et de tête, et retrancher aux cardinaux plusieurs choses de leur droit et outre leurs accoutumances ; de quoi il leur déplut grandement ; et en parlèrent ensemble ; et distrent et imaginèrent que il ne leur feroit jà bien, et que il n’étoit pas digne de gouverner le monde. Si proposèrent les plusieurs que ils éliroient un autre qui seroit sage et puissant, et par lequel l’Église seroit bien gouvernée.

À cette ordonnance mettoient grand’peine les cardinaux, et par espécial cil qui depuis fut élu pape. Par tout un été, furent-ils en variation[2] ; car ceux qui tiroient à faire pape n’osoient découvrir leur secret généralement pour les Romains ; et tant que, sur les vacations de cour plusieurs cardinaux se partirent de Rome et s’en allèrent ébattre en plusieurs lieux à leur plaisance. Urbain s’en alla en une cité que on dit Tieulle[3], et là se tint un grand temps. En ces vacations et ce terme qui longuement ne pouvoit durer, car trop grand’foison de clercs de diverses parties du monde étoient à Rome attendant grâces, et jà les plusieurs étoient promises et colloquées, les cardinaux, qui étoient tous d’un accord, se mirent ensemble et firent pape ; et eschéi le sort et la voix à messire Robert de Genève[4] ; et fut premièrement évêque de Thérouenne et puis évêque de Cambrai, et s’appeloit le cardinal de Genève. À cette élection faire furent présens la greigneur partie des cardinaux ; et fut appelé Clément.

En ce temps avoit en la marche de Rome un moult vaillant chevalier de Bretagne, qui s’appelloit Sevestre Bude, qui tenoit dessous lui plus de deux mille Bretons ; et tous s’étoient, les années passées, bien portés contre les Florentins, que pape Grégoire avoit guerroyés et excommuniés pour leur rébellion ; et avoit Sevestre Bude tant fait, qu’ils étoient venus à merci. Pape Clément, et les cardinaux qui de son accord étoit, le mandèrent secrètement et toutes ses gens. Si s’en vint bouter au bourg Saint-Pierre et au fort châtel Saint-Ange dehors Rome, pour mieux contraindre les Romains. Si ne s’osoit Urbain partir de Tieulles, ni les cardinaux qui de son accord étoient. Grandement n’y en avoit mie, pour la doutance des Bretons ; car ils étoient grand’foison et tous gens de fait, et ruoient jus tout ce qu’ils rencontroient. Quand les Romains se virent en ce danger, si mandèrent autres soudoyers allemands et Lombards, qui escarmouchoient tous les jours contre ces Bretons. Clément ouvrit grâces[5] et signifia son nom[6] par tout le monde. Quand le roi de France qui pour le temps régnoit en fut certifié, si lui vint de premier à grand merveille ; et manda ses frères, et les hauts barons de France, et tous les prélats, et le recteur, et les maîtres et docteurs de l’université de Paris, pour savoir à laquelle élection de ces deux papes, ou à la première ou à la dernière il se tenroit. Cette chose ne fut pas sitôt déterminée, car plusieurs clercs varioient ; mais finablement tous les prélats de France s’inclinoient à Clément, et aussi faisoient les frères du roi, et la greigneur partie de l’université de Paris. Et fut le roi Charles de France tellement montré et informé par tous les plus grands clercs de son royaume, qu’il obéit au pape Clément[7] et le tint à droit pape ; et fit un commandement espécial par tout son royaume que

  1. Barthélemi Prignano, archevêque de Bari, fut élu le 9 avril 1378, et couronné le 18 du même mois, et s’appela Urbain VI.
  2. Pendant l’été de l’année 1378.
  3. Tivoli.
  4. Robert de Genève fut élu à Fondi, le 21 septembre 1378, et couronné le 31 octobre suivant : il prit le nom de Clément VII. (Voyez l’excellent morceau de M. Sismondi, sur ce schisme, dans son tome VII des Républiques italiennes.)
  5. Distribua les grâces du saint siége.
  6. Aussitôt que le pape est nommé, il choisit le nom sous lequel on doit le désigner.
  7. Charles V se déclara pour Clément VII dans l’assemblée de Vincennes, le mardi 16 novembre 1378.