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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/64

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

cret traité à Geffroy Tête-Noire qui se tenoit en Limousin, et tant que il livra le châtel de Ventadour pour six mille francs. Mais il mit en son marché que son maître, le comte de Ventadour, n’auroit jà mal, et le mettroit-on hors du châtel débonnairement, et lui rendroient tout son arroy. Ils lui tinrent son convenant, ni oncques ne firent mal au comte ni à ses gens, et ne retinrent fors les pourvéances et l’artillerie dont il y avoit grand’foison. Si s’en vint le comte de Ventadour et ses gens demeurer à Montpensier de-lez Aigue-Perse en Auvergne ; et Geffroy Tête-Noire et ses gens tinrent Mont-Ventadour, par lequel ils endommagèrent fort le pays, et prirent plusieurs châteaux en Auvergne, en Rouergue, en Limousin, en Quercin, en Givauldan, en Bigorre et en Agénois. Avec Geffroy Tête-Noire avoit plusieurs autres capitaines qui faisoient moult de grands appertises d’armes : et prit Aimerigot Marcel, un écuyer de Limousin, Anglois, le fort châtel de Caluset séant en Auvergne en l’évêché de Clermont. Cil Aimerigot avec ses compagnons coururent le pays à leur volonté. Si étoient de sa route et capitaines d’autres châteaux : le Bourg de Carlat, le Bourg Anglois, le Bourg de Champagne, Raymond de Sors, Gascon, et Pierre de Biern, Biernois.

Aimerigot Marcel chevauchoit une fois, lui douzième tant seulement, à l’aventure ; et prit son chemin pour venir à Aloise de-lez Saint-Flour, qui est un beau château de l’évêché de Clermont. Bien savoit que le châtel n’étoit point gardé, fors du portier tant seulement. Ainsi qu’ils chevauchoient à la couverte devant Aloise, Aimerigot regarda et vit que le portier séoit sur une tronche de bois en dehors du châtel. Adonc dit un Breton qui savoit trop bien jouer de l’arbalêtre : « Voulez-vous que je vous le rende tout mort du premier coup ? » — « Oil, dit Aimerigot, je t’en prie. » Cil arbalêtrier entoise et trait un carreau, et assenne le portier de droite visée en la tête et lui embarre tout dedans. Le portier qui étoit navré à mort, quand il se sentit féru, rentra en la porte et cuida refermer le guichet, mais il ne le put, car il chut là tout mort. Aimerigot et ses compagnons se hâtèrent et entrèrent dedans : si trouvèrent le portier tout mort et sa femme de-lez lui tout effréée, à laquelle ils ne firent nul mal, mais ils lui demandèrent où le châtelain étoit. Elle répondit que il étoit à Clermont. Les compagnons assurèrent la femme de sa vie, afin qu’elle leur baillât les clefs du châtel et de la maîtresse tour. Elle le fit, car elle n’avoit point de défense ; et puis la mirent hors, et lui rendirent toutes ses choses, voire ce que porter en put : si s’en vint à Saint-Flour, à une lieue de là. Ceux de Saint-Flour furent tout ébahis quand ils sçurent que Aloise étoit Anglesche : aussi furent ceux du pays d’environ.

Assez tôt après prit Aimerigot Marcel le fort châtel de Vallon par échellement ; et quand il fut dedans, le capitaine dormoit en une grosse tour, laquelle n’étoit mie à prendre de force. Adonc s’avisa Aimerigot d’un subtil tour ; car il tenoit le père et la mère du capitaine : si les fit venir devant la tour, et fit semblant qu’il les feroit décoler si leur fils ne rendoit la tour. Les bonnes gens doutoient la mort ; si dirent à leur fils qu’il eût pitié d’eux ou autrement ils étoient morts. Si pleuroient tous deux moult tendrement. L’écuyer se rattendry grandement, et n’eût jamais vu son père ni sa mère mourir ; si rendit la tour ; et on les bouta hors du châtel Ainsi fut Vallon Anglesche, qui gréva moult le pays ; car toutes manières de gens qui vouloient mal faire se retraioient dedans, où en Caluset à deux lieues de Limoges, ou en Carlat, ou en Aloise, ou en Ventadour et en plusieurs autres châteaux. Et quand ces garnisons se assembloient, ils pouvoient être cinq ou six cents lances ; et couroient toute la terre au comte Dauphin qui leur étoit voisine, et nul ne leur alloit au devant tant qu’ils fussent ensemble. Bien est vérité que le sire d’Apchier leur étoit grand ennemi ; aussi étoient le sire de Sollereil et le bâtard de son frère, et un écuyer de Bourbonnoïs nommé Gardonces. Cil Gardonce, par beau fait d’armes et d’une rencontre, print un jour Aimerigot Marcel, et le rançonna à cinq mille francs : tant en eut-il. Ainsi se portoient les faits d’armes en Auvergne et en Limousin et ès marches de par delà.


CHAPITRE XLVIII.


Comment Clément fut tenu à pape par le roi de France, et comment il envoya en France le cardinal de Poitiers.


Je me suis longuement tenu à parler du fait de l’Église, si m’y vueil retourner, car la matière le requiert. Vous avez bien ci dessus ouï recor-