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LIVRE II.

France et lui montrât ses besognes, et se ordonnât tout pour lui. De tout ce n’a-t-il rien fait, dont il lui en est mésavenu ; car il s’en alla rendre au prince de Galles, qui lui ot en convenant de lui aider, et ot greigneur fiance au prince de Galles que au roi de France à qui je suis de lignage. Entrementes qu’il étoit sur son voyage, je escripsis devers le roi de France et lui envoyai grands messages, en priant qu’il me voulsist envoyer un noble homme de son sang auquel je pusse ma fille marier, parquoi nos héritages ne demeurassent mie sans hoir. Le roi de France entendit à mes paroles, dont je lui en sçus bon gré ; et m’envoya son cousin messire Robert d’Artois[1], lequel ot ma fille épousée, père saint. Ens ou voyage que le roi de Maillogres mon mari, fit il mourut ; je me suis remariée à messire Othe de Bresvich[2] et pourtant que messire Charles de la Paix[3] a vu que j’ai voulu revêtir en son vivant messire Othe de mon héritage, il nous a fait guerre et nous prit au châtel de l’Œuf[4] par enchantement, car il nous sembloit à nous qui étions au châtel, que la mer étoit si haute qu’elle nous devoit couvrir. Si fûmes à cette heure si eshidés et si effrés que nous nous rendîmes à messire Charles de la Paix tous quatre, sauves nos vies. Il nous a tenus en prison moi et mon mari, ma fille[5] et son mari ; et tant est avenu que ma dite fille et son mari y sont morts. Depuis, par traité[6], nous sommes délivrés, parmi tant que Puille et Calabre lui demeurent ; et tend à venir à l’héritage de Naples, de Sezille et de Provence, et quiert alliances partout ; et efforcera le droit de l’Église sitôt comme je serai morte ; et jà, moi vivant[7], il en a fait son plein pouvoir. Pourquoi, père saint, je me vueil acquitter envers Dieu et envers vous, et acquitter les âmes de mes prédécesseurs. Si vous rapporte et mets en votre main, très maintenant, tous les héritages qui me sont dus de Sezille, Naples, Puille, Calabre et Provence, et les vous donne à faire votre volonté, pour donner et ahériter qui que vous voudrez et qui bon vous semblera, qui obtenir les pourra contre notre adversaire messire Charles de la Paix. »

Le pape Clément reçut ces paroles en très grand bien et le don en grand’révérence, et dit : « Ma fille, de Naples nous en ordonnerons temprement, tellement que les héritages auront héritier de votre sang, noble, puissant et fort assez pour résister contre tous ceux qui lui voudront nuire. » De toutes ces paroles, ces dons, ces déshéritances et héritances, on fit instrumens publics et authentiques, pour demeurer les choses au temps avenir en droit, et pour être plus authentiques et patentes à tous ceux qui en orront parler[8].

Quand la roine de Naples et messire Othe de Bresvich eurent fait ce pourquoi ils étoient venus à Fondes devers le pape, et ils eurent là séjourné à leur volonté et plaisance, ils prirent

  1. Robert d’Artois, fils de Jean d’Artois, comte d’Eu, épousa Jeanne, duchesse de Duras, veuve de Louis de Navarre, mort en 1272. Cette princesse était fille de Charles, duc de Duras, et de Marie de Sicile, sœur de la reine Jeanne de Naples, dont elle était la nièce, et non pas la fille, comme Froissart la qualifie mal à propos dans le discours qu’il fait tenir ici à la reine Jeanne. Robert d’Artois et sa femme moururent en 1387.
  2. Othon de Brunswick épousa la reine Jeanne de Naples en septembre 1376. Il mourut en 1393.
  3. Charles de Sicile Duras, fils de Louis, comte de Gravine, fut surnommé de la Paix, à cause de celle qu’il procura entre son cousin Louis, roi de Hongrie, et les Vénitiens. Il épousa en février 1368 Marguerite de Duras, fille puînée de Charles, duc de Duras, et de Marie de Sicile, sœur de la reine Jeanne de Naples, avec l’expectative de la succession au royaume de Naples.
  4. Charles-de-la-Paix entra dans Naples le 16 juillet 1381, assiégea le château de l’Œuf le 17. La reine Jeanne fut obligée de se rendre vers la fin du mois d’août, non par enchantement, comme le dit ici Froissart, mais pour n’avoir pas été secourue à temps, les galères provençales n’ayant paru à la vue de Naples que le 1er  septembre, quatre jours après la reddition du château de l’Œuf. Othon n’a pas été pris dans le château de l’Œuf où était la reine Jeanne, mais dans une bataille qu’il perdit, le 26 août 1381, contre Charles-de-la-Paix, en venant au secours de la reine Jeanne.
  5. La princesse que Froissart suppose être la fille de la reine Jeanne, était seulement sa nièce, Jeanne de Duras, fille de sa sœur Marie, qui était alors mariée en secondes noces à Robert d’Artois.
  6. Il n’y a point eu de semblable traité entre la reine Jeanne et Charles-de-la-Paix qui l’a retenue en prison jusqu’à sa mort. On sait que cette princesse fut étranglée le 22 mai 1382. Pour Othon de Brunswick, il se sauva de prison en 1384, et mourut, comme on l’a déjà dit, en 1393.
  7. Dès le 2 juin 1381, Charles-de-la-Paix avait été couronné à Rome par le pape Urbain VI, et il resta en possession du royaume de Naples jusqu’à sa mort, arrivée en 1386.
  8. Froissart, qui écrivait alors en Hainaut, a été très mal informé des affaires du royaume de Naples. Cette conférence entre le pape et la reine Jeanne, à Fondi, et les discours que l’on fait tenir à l’un et à l’autre, pèchent contre la vérité de l’histoire. Clément Vit, élu en sep-