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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/79

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LIVRE II.

velles fut le comte durement courroucé et à bonne cause ; car on lui avoit fait trop dépit. Et dit adoncques et jura que il seroit si grandement amendé, ainçois que jamais il rentrât à Gand, ni que ils eussent paix à lui, que toutes les autres villes y prendroient exemple. Si demeurèrent les enfans Mahieu de-lez lui ; et Jean Lyon et les blancs chaperons persévérèrent en leur outrage.

Quand Roger d’Auterme fut occis, ainsi que vous savez, et tous les autres furent éparpillés, et que nul ne se montroit contre les blancs chaperons pour contrevenger, Jean Lyon qui tendoit à courre les Mahieux, car il les haïoit à mort, dit tout haut : « Avant aux traîtres mauvais, les Mahieux, qui vouloient aujourd’hui détruire les franchises de la bonne ville de Gand ! » Ainsi s’en alloient-ils tout criant parmi les rues jusques à leurs maisons ; mais nuls n’en y trouvèrent, car ils étoient jà partis. Si furent ils quis et tracés[1] dedans leurs hôtels, de rue en rue et de chambre en chambre. Et quand Jean Lyon vit que nul n’en trouvoient, si fut moult courroucé : adonc abandonna-t-il le leur[2] à tous ceux de sa compagnie. Là furent toutes leurs maisons pillées et robées, ni oncques rien n’y demeura, et toutes abattues et portées par terre, ainsi que si ils fussent trahistres à tout le corps de la ville. Quand ils orent tout ce fait, ils se retrairent en leurs maisons ; ni oncques puis ne trouvèrent échevin ni officier de par le comte, ni en la ville, qui leur dît : « C’est mal fait ! » et aussi pour l’heure on n’eût osé ; car les blancs chaperons étoient jà si montepliés en la ville que nul ne les osoit courroucer. Et ailoient parmi les rues à grand’route ; et nul ne se mettoit au devant d’eux ; et disoit-on en plusieurs lieux en la ville, et dehors aussi, qu’ils avoient alliances à aucuns échevins et riches hommes de lignage en la ville de Gand. Et ce fait bien à croire ; car de commencement tels ribaudailles que ils étoient n’eussent osé entreprendre d’avoir occis si haut homme, la bannière du comte en sa main, en faisant son office, comme Roger d’Auterme baillif de Gand, si ils n’eussent eu des coadjuteurs et souteneurs en leur emprise. Et depuis, comme je vous dirai en suivant, ils multiplièrent tant et furent si forts en la ville, que ils n’orent que faire de nulle aide que de la leur ; ni on ne les eût osé dédire ni courroucer de chose que ils voulsissent entreprendre ni faire. Roger d’Auterme des Frères-Mineurs fut pris et levé de terre, et apporté en leur église, et là ensepveli.


CHAPITRE LV.


Comment douze hommes de Gand furent envoyés devers le comte pour l’appaiser et pour mettre la ville en son amour, et comment Jean Lyon, pour toujours empirer la besogne, fut cause de rober et bouter le feu en la maison du comte, nommée Andrehen.


Quand cette chose fut advenue, plusieurs bonnes gens de la ville de Gand, les sages et les riches hommes, en furent courroucés ; et commencèrent à parler et à murmurer ensemble, et à dire que on avoit fait un trop grand outrage quand on avoit ainsi occis le baillif du comte, en faisant son office ; et que leur sire en seroit si courroucé que on ne venroit jamais à paix ; et que ces méchants gens avoient bouté la ville en grand péril de être encore toute détruite, si Dieu n’y pourvéoit de remède. Nonobstant toutes ces paroles il ne étoit nul qui en voulsist faire fait, ni osât, pour lever ni prendre amende, ni corriger ceux qui celle outrage avoient fait. Jean de la Faucille, qui pour ce temps, en la ville de Gand, étoit un moult renommé homme et sage, quand il vit que la chose étoit allée si avant que on avoit si outrageusement occis le baillif de la ville pour le comte, sentit bien que les choses venroient à mal ; et afin qu’il n’en fût souspeçonné du comte ni de la ville, il se partit de la ville de Gand au plus quoiement qu’il pot, et s’en vint en une moult belle maison qu’il avoit au dehors de Gand. Et là se tint et fit dire qu’il étoit déshaitié ; ni nul ne parloit à lui fors que ses gens. Mais tous les jours il oyoit nouvelles de Gand ; car encore y avoit-il la greigneur partie du sien, sa femme, ses enfans et ses amis. Ainsi se dissimula-t-il grand temps.

Les bonnes gens de Gand, les riches et notables hommes qui avoient là dedans leurs femmes, leurs enfans, leurs marchandises, leurs héritages dedans et dehors, et qui avoient appris à vivre honorablement et sans danger, n’étoient mie aises de ce qu’ils véoient les choses en cel état, et se sentoient trop grandement forfaits envers

  1. Leurs traces suivies.
  2. Leurs effets.