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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/83

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LIVRE II.

eux conseiller furent tout effrayés ; et n’eurent les grands maîtres nul loisir de parler ensemble ni de ordonner nulles de leurs besognes, et vouloient la greigneur partie de la communauté que tantôt on leur allât ouvrir les portes. Il convint que ce conseil fût cru et tenu, autrement la chose eût mal allé sur les riches hommes de la ville. Et s’en vinrent le brugemaistre et tous les échevins, et moult d’autres à la porte où les Gantois étoient qui trop grand’apparence d’assaillir faisoient. Le brugemaistre et les seigneurs de Bruges[1], qui l’avoient à gouverner pour ce jour, firent ouvrir le guichet et vinrent aux bailles parlementer à Jean Lyon. En ce parlement ils furent si bien d’accord que par un grand amour on leur ouvrit les bailles et la porte, et entrèrent tous dedans. Et chevauchoit Jean Lyon de-lez le brugemaistre, qui bien sembloit et se montroit être hardi et courageux hom ; et toutes ses gens armés au clair le suivoient par derrière. Et fut adonc très belle chose d’eux voir entrer par ordonnance en Bruges ; et s’en vinrent ens ou marché. Ainsi comme ils venoient, ils s’ordonnoient et rangeoient sur la place, et tenoit Jean Lyon un blanc bâton en sa main.

Entre ceux de Gand et de Bruges furent là faites alliances, et jurées et enconvenancées, qu’ils devoient toujours demeurer l’un de-lez l’autre, ainsi comme bons amis et voisins ; et les pouvoient ceux de Gand semondre, mander et mener avecques eux partout où ils voudroient aller. Assez tôt après que les Gantois furent venus et rangés sur le marché, Jean Lyon et aucuns capitaines de ses gens montèrent haut en la halle, et là fit-on un ban de par la bonne ville de Gand et un commandement : que chacun se trait bellement à l’hôtel et doucement, et se désarmât, et ne fît noise ni hutin, sur la tête à perdre, et que chacun selon celle ordonnance fît son enseigne en son hôtel, et que nul ne se logeât l’un sur l’autre ni ne fît noise au loger, parquoi tençon ni estrif pussent mouvoir, sur peine de la tête ; et que nul ne prît rien de l’autre que il ne payât tantôt et sans délai, et tout sur la tête. Ce ban fait, on en fit un autre de par la ville de Bruges, que chacun et chacune reçût bellement et doucement en ses hôtels les bonnes gens de Gand, et que on leur administrât vivres et pourvéances selon le fuer commun de la ville, ni nulle chose n’en fût renchérie, ni que nul n’émût noise ni débat, ni émouvement quelconque ; et toutes celles choses sur la tête. Adonc se retrait chacun en son hôtel. Et furent en cel état ceux de Gand en la ville de Bruges moult amiabiement deux jours ; et se obligèrent et allièrent l’un à l’autre moult grandement. Ces obligations prises et faites, escriptes et scellées, au tiers jour ceux de Gand se partirent et s’en allèrent devers la ville du Dan[2] où on leur ouvrit les portes tantôt et sans délai ; et y furent les Gantois recueillis moult courtoisement, et y séjournèrent deux jours. En ce séjour moult soudainement prit à Jean Lyon une maladie dont il fut tout enflé ; et la propre nuit que la maladie le prit il avoit soupé en grand revel avecques damoiselles de la ville, parquoi les aucuns veulent dire et maintenir qu’il fut empoisonné. De cela je ne sais rien, ni je n’en voudrois parler trop avant, mais je sais bien que, à lendemain que la maladie le prit la nuit, il fut mis en une litière et apporté à Ardembourch. Il ne put aller plus avant, et là mourut, dont ceux de Gand furent moult courroucés et trop grandement desbaretés.


CHAPITRE LVII.


Comment ceux de Gand, après la mort de Jean Lyon, firent entre eux quatre capitaines, et comment, eux venus moult forts devant Courtray et Ypre, ouverture et recueil leur fut partout fait.


De la mort Jean Lyon furent tous réjouis ses ennemis, et ses amis courroucés. Si fut apporté à Gand ; et pour la mort de lui retourna toute leur route. Quand les nouvelles de la mort furent venues à Gand toutes gens furent durement courroucés ; car moult y étoit aimé, excepté de ceulx de la partie du comte. Si vinrent les gens d’église à l’encontre du corps ; et fut amené en la ville à aussi grand’solemnité que si ce fût le comte de Flandre ; et fut enseveli moult révéremment en l’église de Saint-Nicolas, et là fit-on ses obsèques et y gît. Pour ce si Jean Lyon fut mort, ne se brisèrent mie adoncques les convenances, que cils de Gand avoient à cils de Bruges ; car les Gantois avoient de Bruges pris bons ôtages, et les tenoient en la ville de Gand, pour-

  1. Par les seigneurs de Bruges, ou doit entendre ici les magistrats.
  2. Aujourd’hui Damme au nord-est de Bruges.