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LIVRE II.

sire le comte venoit, si furent moult réjouis ; et vinrent à l’encontre de lui à pied et à cheval ; et ceux qui l’encontroient s’inclinoient tout bas à l’encontre de lui, et lui faisoient toute l’honneur et révérence qu’ils pouvoient. Il passoit outre sans parler, et les inclinoit moult petit de chef. Ainsi s’en vint-il jusques en son hôtel que on dit à la Poterne ; et là dîna : et lui furent faits de par la ville maints présents ; et là le vinrent voir les jurés de la ville, ce fut raison, et se humilièrent moult envers lui. Là leur requit le comte et dit que en bonne paix ne devoit avoir que paix, mais il vouloit que les blancs chaperons fussent rués jus, et que la mort de son baillif lui fût amendée ; car il en étoit requis de son lignage. « Monseigneur, répondirent les jurés, c’est bien notre entente ; et nous vous prions que de votre grand’humilité vous veuilliez demain venir en la place et montrer débonnairement votre entente au peuple ; et quand ils vous verront, ils seront si réjouis qu’ils feront tout ce que vous voudrez. » Le comte leur accorda. Ce soir sçurent trop grand’foison de gens aval la ville que le comte seroit à huit heures au marché des vendredis et que là il prêcheroit. Les bonnes gens en furent tout réjouis, mais les fols et les outrageux n’en tinrent ni ne firent nul compte, et disoient qu’ils étoient tout prêchés et que bien savoient quelle chose ils avoient à faire. Jean Pruniaux, Rasse de Harselle, Pierre du Bois et Jean Boulle, capitaines des blancs chaperons, se doutèrent que ce ne fût sur leur charge ; et parlementèrent ensemble et mandèrent aucuns de leurs gens, tous les plus outrageux et pieurs de leur compagnie, et leur dirent : « Entendez ; tenez-vous mes-hui et demain tous pourvus de vos armures ; ni pour chose que on vous die n’en ôtez point vos chaperons, et soyez tous au marché des vendredis à sept heures : mais ne faites nulle émeute, si on ne commence premièrement sur vous ; et dites ainsi à vos gens, ou leur faites à savoir par qui que vous vourez. » Ils répondirent. « Volontiers. » Ainsi fut fait. Le matin à sept heures, ils vinrent tous au marché des vendredis, ainsi que ordonné leur fut ; et ne se mirent mie tous ensemble, mais dix ou douze ensemble se tenoient tous en un mont ; et là étoient entre eux leurs capitaines. Le comte vint au marché tout à cheval, accompagné de ses chevaliers et écuyers, et des jurés de la ville ; et là étoit Jean de la Faucille de-lez lui et bien quarante des plus riches et des plus notables de la ville. Le comte, en fendant le marché, jetoit communément ses yeux sur ces blancs chaperons qui se mettoient en sa présence, et ne véoit autres gens, ce lui étoit avis, que blancs chaperons. Si en fut tout mélancolieux, et descendit de son cheval ; et aussi firent tous les autres ; et monta haut à une fenêtre et s’appuya là ; et avoit l’en étendu un drap vermeil devant lui. Là commença le comte à parler moult sagement. Tous se turent quand il parla. Là leur remontra-t-il de point en point l’amour et l’affection que il avoit envers eux avant que ils l’eussent courroucé. Là leur remontra-t-il comment un sire devoit être aimé, craint, servi, honoré et obéi de ses hommes, petits et grands, et comment ils avoient fait le contraire ; et aussi comment il les avoit tenus, gardés et défendus contre tout homme ; et comment il les avoit tenus en paix et en profit et en toutes prospérités depuis qu’il étoit sur terre, et ouvert les passages de mer, qui leur étoient tous clos, en son joyeux avénement. Et leur remontra plusieurs points raisonnables, que les sages entendoient et concevoient bien clairement que de tout il disoit vérité. Plusieurs l’oioient volontiers, et les aucuns non, qui ne demandoient que guerre et avoir noise. Quand il ot là été une heure et plus, et que il leur ot remontrées toutes ses intentions bellement et doucement, en la fin il dit que il vouloit demeurer leur bon seigneur en la forme et manière qu’il avoit été auparavant, et leur pardonnoit rancunes, haines et mautalens qu’il avoit eus à eux et aussi maléfices faits, ni plus n’en vouloit ouïr nouvelles, et les vouloit tenir en droit et en seigneurie, ainsi que toujours avoit fait ; mais il leur prioit que rien ils ne fissent de nouvel, et les blancs chaperons fussent mis jus. À toutes ces paroles on se taisoit tout aussi quoi que s’il n’y eût eu nullui ; mais quand il parla des blancs chaperons, on commença à murmurer ; et bien s’apperçut que c’étoit pour celle cause. Adonc leur pria-t-il qu’ils se traissent tout bellement et en paix vers leurs maisons. Adonc se partit du marché, et toutes ses gens, et se trairent en leurs hôtels. Mais je vous dis que les blancs chaperons furent ceux qui premiers vinrent au marché et qui darreniers s’en partirent ; et quand le comte passa parmi eux ils sourirent et moult fellement le re-