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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

gardèrent, ce lui sembla, et ne le daignèrent oncques incliner, dont il fut moult mélencolieux ; et dit depuis à ses chevaliers, quand il fut retrait à son hôtel à la Poterne : « Je ne venrai pas aisément à mon entente de ces blancs chaperons ; ce sont males gens et fort mal conseillés. Le cuer me dit que la chose n’est pas encore où elle sera : à ce que je puis apercevoir, elle est bien taillée que moult de maux en naissent encore. Pour tout perdre, je ne les pourrois voir ni souffrir en leur orgueil et en leur mauvaiseté. »

Ainsi fut le comte de Flandre à Gand celle semaine, quatre jours ou cinq, et puis s’en partit tellement que oncques puis n’y retourna ; et s’en vint à Lille, et là s’ordonna pour hiverner. À son département de Gand, à peine prit-il congé à nullui ; et s’en partit par mautalent, dont les plusieurs de la ville se contentèrent mal ; et disoient qu’il ne leur feroit jamais bien, ni jamais ne l’aimeroient, ni lui aussi eux parfaitement, ainsi que ils avoient fait autrefois ; et que Gisebrest Mahieu et ses frères et le doyen des menus métiers le honnissoient et le forconseilloient[1], de ce que si soudainement et sans amour il étoit parti de Gand. Jean Pruniaux, Rasse de Harcelle, Pierre du Bois, Jean Boulle et les capitaines des mauvais étoient tous lies de ce ; et semoient paroles et foisoient semer par aval la ville, que mais que l’été revenist, le comte ou ses gens briseroient la paix, et que on avoit bon mestier que on fût sur sa garde et pourvu de blés, d’avoines, de chairs, de sel et de toutes autres pourvéances, car ils ne véoient en leur paix nul sûr état. Si se pourveirent ceux de Gand grandement de toutes choses à eux appartenant, dont le comte, qui en fut informé, avoit grand’merveille, ni de qui ils se doutoient. Au voir dire et considérer, on se peut, de ces paroles que je dis et ai dites en devant, émerveiller comment ceux de Gand se dissimuloient et étoient dissimulés très le commencement. Les riches, les sages et les notables hommes de la ville, ne se pouvoient mie excuser que, au commencement de ces haines, s’ils voulsissent bien acertes, ils n’y eussent mis remède ; car quand Jean Lyon commença les blancs chaperons à mettre avant, ils l’eussent bien débattu s’ils voulsissent, et envoyé contre les fossoyeurs de Bruges autres gens qui eussent aussi bien exploité que les blancs chaperons. Mais ils les souffroient, pourtant qu’ils ne vouloient mie être nommés ni renommés, et se vouloient bouter hors de la presse ; et tout ce ils faisoient et consentoient : dont chèrement depuis le comparèrent tous les plus riches et les plus sages.

Tant laissèrent ces folles gens convenir que ils furent seignorés par eux, ni ils n’osoient plus parler de ce qu’ils voulsissent dire ou faire. La raison que ceux de Gand y mettoient étoit, car ils disoient que pour Jean Lyon ni pour Gisebrest Mahieu, pour les lignages ni pour leurs guerres et envies, ils ne se fussent jamais ensoignés ni boutés si avant en la guerre, lorsque pour garder leurs franchises, tant de bourgeoisies que d’autres choses. Et quoique en guerre, en haine et en mautalent ils fussent l’un contre l’autre, si vouloient-ils être tout un au besoin pour garder et défendre les franchises et bourgeoisies de Gand, ainsi comme depuis ils le montrèrent ; car ils furent, leur guerre durant qui dura sept ans, si bien d’accord que oncques n’eurent entre eux estrif dedans la ville, et ce fut ce qui les soutint et garda plus que autre chose dedans et dehors. Ils étoient si en unité que point de différend il n’y avoit ; mais mettoient avant or et argent, joyaux et chevance, et qui plus en avoit il abandonnoit, ainsi comme vous orez recorder ensuivant en l’histoire.


CHAPITRE LXI.


Comment messire Olivier d’Auterme et autres découpèrent aucuns bourgeois de Gand, et comment Jean Pruniaux et les blancs chaperons prirent Audenarde et y abattirent deux portes.


Ne demeura depuis guères de temps que le comte de Flandre fut parti de Gand et revenu à Lille, que messire Olivier d’Auterme, cousin germain à Roger d’Auterme, que ceux de Gand avoient occis, envoya défier la ville de Gand pour la mort de son cousin ; et aussi firent messire Philipe de Mamines, le Gallois de Weldures et plusieurs autres. Et toutes ces défiances faites, ils trouvèrent environ quarante navires de Gand qui étoient aux bourgeois de Gand, qui les amenoient par la rivière de l’Escaut à Gand, pleines de blés. Si se contrevengèrent sur ces navieurs de la mort de leur cousin, et les découpèrent trop vilainement ; et leur crevèrent les yeux, et les renvoyèrent à Gand, ainsi affolés et meshaignés ; lequel dépit ceux de Gand tinrent à grand. Les jurés qui étoient en

  1. Le faisaient haïr et lui donnaient de mauvais conseils.