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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/106

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

À ce parlement, qui fut en la tente du duc de Bourbon eut mainte parole proposée. La conclusion fut telle, que on se délogeroit pour celle saison, et retourneroit chacun en son lieu et par le chemin dont on étoit venu. Si se ordonnèrent tout secrètement les seigneurs sur ce ; et furent mandés devant eux les patrons des galées et les maîtres qui les avoient là amenés et leur fut dit ce que proposé étoit. Cils ne sçurent que répondre au contraire, fors tant qu’ils dirent : « Seigneurs, ne soyez en nulle doute ni suspeçon de nous, car vous avez nos fois et sermens. Si nous voulons loyaument acquitter envers vous en toutes manières ; et si nous voulsissions être inclinés ni avoir entendu aux traités des Auffriquans, ils nous en ont fait requerre. Mais nennil, car nous voulons tenir loyauté, puisque enconvenancé l’avons. » — « Nennil, seigneurs, répondit le sire de Coucy ; nous vous tenons pour bons, loyaux et vaillans hommes, mais nous avons considéré plusieurs choses. L’hiver approche ; nous serons enchus de pourvéances. Si retournerons par la grâce de Dieu au royaume de France, et nous là venus, nous informerons le roi de France, lequel est jeune et de grand’volonté, des manières et ordonnances de par deçà. Pour le présent il ne sait où employer et il est envis uiseux, car il a trèves aux Anglois, et les Anglois à lui. Moult tôt seroit-il conseillé et avisé de venir ici à puissance, tant pour voir et aider son cousin, le roi de Sicile, que pour faire aucunes conquêtes sur les Sarrasins. Si vous ordonnez et faites appareiller vos galées et vos vaisseaux, car nous voulons partir dedans briefs jours. »

Mal se contentoient les Gennevois des seigneurs de France, de ce que du siége de la ville d’Auffrique ils se vouloient partir et sans rien faire, mais ils n’en pouvoient autre chose avoir. Si eur convenoit souffrir et porter. Une générale renommée s’épandit parmi l’ost, et courut que les Gennevois devoient avoir marchandé aux Sarrasins de eux délivrer et trahir les chrétiens, et tant que la plus grand’partie des chrétiens le créoient ; et disoient ainsi plusieurs les uns aux autres : « Nos souverains capitaines, le duc de Bourbon, le comte Dauphin d’Auvergne, le sire de Coucy, messire Guy de la Trémoille, messire Jean de Vienne et messire Philippe de Bar savent bien tout clairement et pourvument comment il en est, et pour ce nous départons-nous du siége si soudainement. »

Il fut un jour signifié et publié parmi l’ost de retraire tout bellement et par loisir ce qui sur terre étoit et qui leur faisoit besogne ès galées et vaisseaux. Donc vissiez varlets ensonniés de trousser et porter ès barges et ès vaisseaux, et de-là remettre ès galées qui gisoient à l’ancre en la mer. Quand tout fut délivré et chargé, les seigneurs rentrèrent ès galées et ès vaisseaux ès quels il étoient venus. Et jà avoîent plusieurs barons et chevaliers marchandé à leurs maîtres patrons de aller les uns en Naples, les autres en Sicile, les autres en Cypre et en Rhodes, et pour faire le chemin de Jérusalem. Quand ils furent tous montés, le soixante et unième jour que ils furent là venus, ils se partirent du siége d’Auffrique et se boutèrent en la mer à la vue des Sarrasins de la ville d’Auffrique, lesquels, quand ils aperçurent la manière, ne se tinrent pas cois de mener grand’noise et de bondir grands cors et férir sur tabours, et huer et crier ; et firent tant que ceux de l’ost des Sarrasins en eurent la connoissance. Lors vissiez les jeunes Sarrasins et les bien montés venir là où le siége avoit été, pour voir si rien ils trouveroient, Agadinquor d’Oliferne et Brahadin de Thunes tout devant ; et trouvèrent que les chrétiens étoient si nettement délogés que rien n’avoient laissé derrière que porter en pussent. Si allèrent les Sarrasins parmi leur ost et s’épartirent, et tinrent plus de deux heures pour concevoir la manière et contenance comment ils avoient été logés. Si prisèrent grandement entre eux leur subtilité de ce que ils avoient ainsi foui en terre pour trouver douces eaux ; et quand ils eurent là été une espace, et vu en la mer au loin les galées et les naves qui s’en alloient, si s’en allèrent les aucuns en la ville d’Auffrique pour voir leurs amis, et les autres s’en retournèrent en leurs logis et se donnèrent du bon temps de ce qu’ils avoient. Et disoient que les chrétiens n’avoient plus osé demeurer ni séjourner devant Auffrique, et que de leur puissance ce n’étoit nulle chose, et que les François et Gennevois ils ne douteroient jamais tant que ils faisoient en devant. De tout ce dirent-ils vérité, et je vous dirai comment et pourquoi.

Après ce que le siége eut été devant la ville d’Auffrique, en la forme et manière que je vous