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LIVRE IV.

ai dit et recordé, comme j’en fus informé, les Sarrasins entrèrent en grand orgueil ; et virent bien que les Gennevois avoient fait et montré toute leur puissance pour eux grever, et ne pouvoient avoir fait ce voyage sans grands coûtages ; et si n’avoient rien conquêté. De ce disoient-ils vérité. Encore ne savoient rien les Sarrasins de la mort des chevaliers et écuyers chrétiens ; mais ils le sçurent en ce jour ; je vous dirai par quelle incidence. Ès logis des chrétiens fut trouvé un varlet gennevois, qui étoit couché en herbe, tout malade de fièvres et de chaleur, et ne put aller jusques aux vaisseaux quand les barges des Gennevois vinrent quérir leurs gens pour mener jusques aux galées. De la treuve d’icelui furent les Sarrasins moult réjouis, et le gardèrent bien de mal faire, et l’amenèrent devant les seigneurs de leur ost, et leur contèrent où ils l’avoient trouvé. On fit venir un drugemen avant pour parler à lui et examiner. De premier il ne voult rien dire, car il se comptoit pour mort, et requéroit aux Sarrasins que tantôt on le fît mourir. Les seigneurs de l’ost, tels que Agadinquor d’Oliferne, Brahadin de Thunes et plusieurs autres, l’avisèrent que de sa mort ils n’avoient que faire, mais que ils pussent savoir la vérité ; et lui firent dire, si il vouloit justement répondre à tout ce que on lui demanderoit et que il ne dît nul mensonge, ils lui sauveroient la vie, et lui promettoient de le renvoyer sain, sauf et en bon point en son pays, par la première galée ou nave qui de leur côté seroit envoyée, fût en la rivière de Genneves ou à Marseille, et à son département ils lui donneroient cent besans d’or. Le varlet qui se véoit en danger, quand il ouït ces promesses, se conforta et assura, car bien savoit que Sarrasins, de ce que ils promettent et jurent sur leur foi et sur leur loi sont véritables, ni jamais n’enfreindroient leur parole. Et vous savez par nature que chacun meurt du plus tard qu’il peut.

Si dit au drugemen : « Faites-les tous jurer sur leur foi et sur leur loi que ce que vous me dites ils me tiendront, et je penserai à mes besognes, et de tout ce que je serai interrogé et examiné, j’en répondrai volontiers selon ce que j’en saurai. »

Le drugemen remontra ce à ces seigneurs ; et lui convenancèrent à tenir sur leur foi fermement leur parole et promesse. « Or me demandez, dit le varlet, et je répondrai. »

Là fut-il interrogé dont il étoit. Il répondit de Portevances, et s’appeloit Simon Mollebin, et étoit fils d’un patron d’une galée de Portevances. Donc fut-il interrogé des noms des seigneurs de France qui là avoient été au siége. Il en nomma plusieurs, car il avoit trop volontiers accompagné les hérauts et bu avecques eux. Si les avoit ouï nommer à la fois, et pour ce avoit-il retenu leurs noms. Donc il fut interrogé s’il savoit pourquoi si soudainement ils étoient délogés et départis. À ce répondit-il assez sûrement et dit : « De tout ce ne sais-je rien, ni puis savoir fors par soupçon ; et selon ce que j’ai ouï recorder communément en notre ost, car je ne fus pas appelé au parlement des seigneurs, mais commune renommée couroit, que les François se doutèrent des Gennevois que ils ne les vendissent à vous par cautelle et trahison ; et les Gennevois de notre côté disoient que de tout il n’étoit rien et que les François avoient fait et bâti sans raison celle esclandre sur eux ; et se départoient pour ce que en l’hiver ne se vouloient bouter, ni recevoir ni attendre l’aventure et péril de prendre un si grand dommage que ils avoient eu une fois. » — « Quel dommage ont-ils eu ? dirent les seigneurs au drugemen. Demandez-lui ? » Il lui demanda. « Tel dommage que, le jour que la bataille se dut faire de dix des nôtres à dix des vôtres, ils perdirent de fait environ soixante chevaliers et écuyers tous de nom et d’armes, et pour ce départirent-ils, ce disent les Gennevois. »

De celle parole fut bien cru le varlet, et à ce qu’ils montrèrent, les seigneurs Sarrasins en eurent grand’joie ; et ne fut enquis plus avant, et lui tinrent bien tous ses convenances ; et depuis on le vit revenu à Portevances et à Genneves ; et recordoit tout ainsi que avenu lui étoit, et à tout ce dire ne prenoit-il point de blâme.

Bien disoient les Sarrasins entre eux que en trop grand temps ils n’avoient garde des Gennevois ni des François, et que devant Auffrique ils n’avoient pris nul profit, mais dès lors en avant ils se pourvoiroient et garderoient plus sagement ; et dirent que ils garderoient leurs ports et les bondes de mer de leurs royaumes ; car bien étoit en leur puissance ; et par espécial les détroits de Maroc ils feroient étroitement