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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

toit rien fait devers le duc. Celui chevalier tenoit grand état de-lez le duc, et aussi grand l’avoit-il tenu lez le duc d’Anjou, qui s’étoit escript roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem ; et avoit finance grande sans nombre ; et couroit esclandre sur lui et commune renommée parmi le royaume de France, et aussi en autres terres et pays, qu’il avoit dérobé le duc d’Anjou. Pour laquelle renommée et doute le dit messire Pierre de Craon s’étoit absenté du jeune roi de Sicile et de la roine, sa mère, qui femme avoit été au duc d’Anjou et ne se véoit point volontiers en leur présence. Néanmoins tant avoit-il fait que du roi de France et du duc de Touraine il étoit très bien. Or savez vous que messire Olivier de Cliçon, pour ces jours connétable de France, d’autre part étoit aussi moult bien du roi de France et du duc de Touraine, son frère ; et cil l’avoit acquis par les beaux et bons services que il leur avoit fait en armes, tant à eux ès besognes de France et ailleurs, comme au roi Charles leur père ; et si savez que la fille à messire Olivier de Cliçon avoit à mari Jean de Bretagne, frère germain à la roine de Jérusalem. Messire Olivier de Cliçon, pourtant principalement que il s’étoit allié de ce mariage à Jean de Bretagne, étoit si mal au duc qu’il le héoit à mort et le tenoit pour son ennemi couvertement, et Jean de Bretagne, aussi ; et se repentoit trop le duc que quand il eut en son danger dedans le chastel de l’Ermine messire Olivier de Cliçon, qu’il ne le fit mourir. Cil messire Pierre de Craon étoit tant bien du duc de Bretagne comme il vouloit, car il étoit son cousin ; et eût, au temps qu’il étoit si prochain du roi et du duc de Touraine, volontiers troublé par aucune incidence, s’il pût, le connétable devers le roi et le duc de Touraine. Ainsi les envies, qui toujours couvertement ont régné en France, se couvroient et dissimuloient tant qu’elles vinrent à mauvaise conclusion.

Le connétable de France avoit toujours été trouvé si loyal chevalier en tous ses faits envers la couronne de France que tous l’aimoient, réservé le duc de Bourgogne. Cil l’avoit grandement contre courage ; et la haine parfaite venoit de par la duchesse de Bourgogne, sa femme, laquelle étoit et fut dame de haut courage, et ne pouvoit aimer ce connétable de France, car le duc de Bretagne lui étoit trop prochain de lignage ; et tout ce que son père, le comte de Flandre, avoit aimé, elle aimoit, et qu’il avoit haï elle héoit, et de celle condition fut-elle.

Cil messire Pierre de Craon, qui pour lors se tenoit en la cour de France, et le plus de-lez le duc de Touraine, escripsoit souvent de son état et de ses besognes amoureusement et secrètement devers le duc de Bretagne, et le duc vers lui. La forme ni substance de leurs rescriptions ne puis-je pas savoir. Mais toutefois, je, Jean Froissart, auteur de cette histoire, une fois que j’étois à Paris, et en ce temps que un grand meschef fut près avenu par nuit sur le corps messire Olivier de Cliçon, connétable de France, et par l’outrageuse et merveilleuse emprise de messire Pierre de Craon, si comme je vous recorderai et éclaircirai avant en l’histoire, quand temps et lieu sera de parler, pour ce que je véois les choses obscures et en grand trouble, et moult bien taillées de mal aller, mis grand’peine à ce que je pusse savoir l’introduction de celle matière, et pourquoi messire Pierre de Craon étoit et avoit soudainement été éloigné de la grâce, amour et faveur du roi de France et du duc de Touraine. Tant enquis et demandai à ceux qui en cuidoient et devoient savoir aucune chose, que on me dît la vérité de l’œuvre, si comme fame et renommée couroit. Et premièrement la haine vint du duc de Touraine au dit messire Pierre de Craon par sa coulpe, car il révéla ou dut révéler les secrets du dit duc de Touraine à madame de Touraine ; et si il fit ce, il forfit grandement.

Le duc de Touraine avoit pour lors tellement à grâce messire Pierre de Craon que il le tenoit pour son compagnon, et le vêtoit pareillement de ses draps, et le menoit partout où il alloit, et lui découvroit ses secrets. Cil duc de Touraine pour lors étoit jeune et amoureux ; et volontiers véoit dames et damoiselles, et se jouoit et ébattoit entre elles ; et par espécial, si comme il me fut dit, il aimoit très ardemment une belle dame de Paris, jeune et frisque. Ses amours furent sçues et ses secrets révélés, tant que la besogne tourna à grand’déplapisance pour le dit duc ; et n’en sçut le dit duc de la révélation qui proprement inculper, fors messire Pierre de Craon ; car il, de tous ses secrets, s’étoit découvert à lui, et l’avoit mené secrètement avec lui là où il avoit parlé à la jeune dame. Le duc, qui fort aimoit la dame, lui devoit avoir promis mille couronnes