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LIVRE IV.

d’or, mais que il en pût avoir sa volonté. La dame les avoit refusées ; et disoit que elle n’aimoit pas le duc pour son or ni pour son argent, fors par bonne amour qui à ce l’avoit inclinée, et que Dieu mercy pour or ni pour argent elle ne vendroit son honneur. Toutes ces paroles, ces secrets et ces promesses furent sçues de la duchesse de Touraine, laquelle manda tantôt la jeune dame et la fit venir en sa chambre. Quand elle fut venue, elle la nomma par son nom et lui dit moult ireusement : « Comment ! me voulez faire tort de monseigneur ? » La jeune dame fut ébahie, et lui répondit tout en pleurant : « Nennil, madame, si Dieu plaît ; je ne vueil, ni je ne l’oserois penser. » Donc reprit la duchesse la parole, et dit : « Il est ainsi, car j’en suis tout informée, que monseigneur vous aime et que vous l’aimez aussi ; et ont les besognes allé si avant que, en tel lieu, il vous promit mille couronnes d’or, mais que il pût avoir sa volonté de vous. Vous les refusâtes. De ce fûtes-vous sage. Et pour celle fois je le vous pardonne ; mais je vous défends, si cher que vous aimez votre vie, que à monseigneur vous n’ayez plus de parlement, mais donnez-lui congé. »

La dame, qui se véoit accusée de vérité et en danger, répondit et dit : « Certes, madame, je m’en délivrerai le plus tôt que je pourrai, et ferai tant que jamais n’en orrez nouvelles qui vous déplaisent. » Sur cel état la duchesse lui donna congé, et elle retourna en son hôtel.

Or avint que le duc de Touraine, qui de tout ce rien ne savoit, et qui ardemment aimoit celle dame, se mit en lieu où la dame étoit. Quand elle le vit, si le fuit et ne lui fit nul semblant d’amour, mais tout au contraire de ce qu’elle avoit fait autrefois ; car elle n’osa, et aussi elle l’avoit juré et promis à la duchesse de Touraine. Quand le duc vit la contenance d’elle, si fut tout pensif, et voulut savoir à quelle fin elle se maintenoit ainsi. La jeune dame lui dit tout en pleurant : « Monseigneur, ou vous avez révélé les secrets de la promesse que vous me fîtes une fois à madame de Touraine, ou autres pour vous. Regardez en vous-même à qui vous vous en êtes découvert, car de madame de Touraine, et non d’autrui, j’en ai été en grand danger ; et lui ai juré et promis, réservé celle fois-ci, que je n’aurai jamais parlement à vous dont elle puisse entrer en jalousie. » Quand le duc ouït ces paroles, si lui furent trop dures et trop obscures à la plaisance, et dit : « Ma belle dame, je vous jure par ma foi, avant que j’eusse ce dit à la duchesse, j’aimerois plus cher à perdre cent mille francs ; et puisque vous l’avez juré, tenez votre parole, car, quoique il me coûte, j’en saurai le fond et qui peut avoir révélé nos secrets. »

Sur cel état se départit le duc de Touraine de la jeune dame, et la laissa en paix ; et pour l’heure n’en fit nul semblant. Mais, comme froid et attrempé de manières, se souffrit, et pour ce n’en pensa-t-il point moins : et vint ce soir de-lez madame de Touraine sa femme ; et soupa, et lui montra plus grand semblant d’amour que point au devant n’eût fait ; et tant fit, par douces paroles et traitantes, que la duchesse lui découvrit ces secrets, et lui dit comment elle le savoit par messire Pierre de Craon. Le duc de Touraine pour l’heure tourna tout en revel et n’en parla point moult. Celle nuit passa. Au lendemain, sur le point de neuf heures, il monta à cheval, et se départit de Saint-Pol et s’en vint au Louvre, où il trouva son frère le roi qui devoit ouïr sa messe. Le roi le recueillit doucement, car moult l’aimoit ; et s’aperçut le roi, aux, manières que le duc faisoit, que il étoit moult courroucé. Si lui demanda : « Ha, beau-frère ! quelle chose vous faut ? Vous montrez être troublé. » — « Monseigneur, dit-il, il y a bien cause que je le sois. » — « Pourquoi ? dit le roi, nous le voulons savoir. »

Le duc, qui rien ne lui voulut celer, lui conta tout mot à mot la besogne, en soi plaignant amèrement de messire Pierre de Craon, et dit : « Monseigneur, par la foi que je vous dois, si ce n’étoit pour l’honneur de moi, de tant l’ai-je bien enchargé, je le ferois occire. » — « Non ferez, dit le roi, mais nous lui ferons dire par nos plus espéciaux que il vide notre hôtel, et que de son service n’avons-nous plus que faire, et aussi vous le ferez départir du vôtre. » — « C’est bien notre entente, » répondit le duc de Touraine. Et se contenta assez de celle réponse.

Ce propre jour fut dit à messire Pierre de Craon, de par le seigneur de la Rivière et messire Jean le Mercier, venant de la bouche du roi, que on n’avoit plus que faire en l’hôtel du roi de son service, et que il quist ailleurs son mieux. Pareillement messire Jean de Beuil et le sire d’Erbaus, sénéchal de Touraine, lui dirent ainsi.