Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
[1391]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Quand messire Pierre de Craon se vit ainsi licencié, si fut tout honteux ; et prit ce en grand’félonnie et dépit ; et ne savoit aviser ni imaginer pourquoi c’étoit, car on ne lui avoit point déclaré. Vérité est qu’il voult venir en la présence du roi et du duc de Touraine, demander en quelle manière il les pouvoit avoir courroucés, mais de rechef il lui fut dit que le roi ni le duc ne vouloient ouïr nulles de ses paroles. Quand il vit que on l’avoit ainsi adossé, il ordonna ses besognes, et se départit de Paris tout mélancolieux ; et s’en vint en Anjou, en un sien chastel que on dit Sablé, et là se tint une espace ; et moult lui ennuyoit, car il se véoit esloigné et chassé de l’hôtel de France, de Touraine et de l’hôtel de la roine de Naples et de Jérusalem. Si s’avisa, puisque ces trois hôtels lui étoient clos, que il se trairoit devers le duc de Bretagne, son cousin, et lui conteroit et remontreroit toutes ses aventures. Si comme il le proposa il le fit ; et s’en vint en Bretagne ; et trouva le duc à Vennes qui lui fit bonne chère, et qui jà étoit informé de la plus grand’partie de ses besognes ; et de rechef lui conta de mot à mot toute l’affaire, et comment on l’avoit mené. Quand le duc de Bretagne l’eut ouï deviser et parler, il lui répondit et dit : « Beau cousin, confortez-vous, car tout ce vous a brassé Cliçon. »

Cette racine et fondation de haine multiplia puis trop grandement, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire. Messire Pierre de Craon demeura près le duc de Bretagne. On l’oublia en France ; car le connétable, messire Olivier de Cliçon, et le conseil du roi lui étoient tous contraires. Encore ne savoit-on gré au duc de Bretagne de ce que il l’avoit appelé et retenu de-lez lui. Mais le duc dessus nommé, à bon gré ou à mal gré, du conseil du roi n’accomptoit que un trop petit, et faisoit toujours pourvoir ses villes, ses cités et chasteaux grandement et grossement, et montroit qu’il avoit aussi cher la guerre que la paix. Tout ce que il faisoit étoit bien sçu en France et au conseil du roi ; et le tenoient ceux qui prochains étoient du roi pour orgueilleux et présomptueux, et le menaçoient fort. Celui duc de leurs menaces ne faisoit compte ; et disoit et promettoit, et les apparences on en véoit, que il feroit au comte de Pentièvre guerre, et à tous ses aidans, et sur forme de juste querelle, et disoit : « Celui comte de Pentièvre, notre cousin, s’écrit et nomme Jean de Bretagne et porte les armes de Bretagne, aussi bien comme s’il en fût héritier. Nous voulons bien que il se nomme Jean, car c’est son nom, et comte de Pentièvre, mais nous voulons que il mette jus les hermines, et s’escrive Jean de Blois ou de Chastillon et nulles autres. Et si il ne le fait, nous lui ferons faire, et lui touldrons sa terre, car il la tient en foi et hommage de nous ; et aussi à l’héritage de Bretagne il n’a que faire jamais de penser que il lui retourne, car nous avons fils et fille qui seront nos héritiers ; si se voise pourchasser ailleurs, car à notre héritage a-t-il failli. »

Ainsi se devisoit à la fois le duc de Bretagne à messire Pierre de Craon, lequel ne lui contredisoit nulles de ses volontés, mais lui augmentoit avant, et tout pour la grand’haine qu’il avoit au seigneur de Cliçon et à ceux du conseil du roi de France.

Nous nous souffrirons à parler de cette matière et parlerons d’une autre moult piteuse, voire pour le comte Guy de Blois, lequel en celle histoire et ailleurs je nomme et ai nommé seigneur et maître.

CHAPITRE XXII.

De la mort du jeune comte Louis de Chastillon, fils au comte Guy de Blois.


Vous savez, et vérité est, si comme contenu est en notre histoire, ci arrière bien avant, comment j’ai parlé de l’alliance et mariage de Louis de Chastillon, fils au comte de Blois et de mademoiselle Marie, fille au duc Jean de Berry. À ordonner et confirmer le mariage, le duc de Berry y fut trop grandement pour lui et pour sa fille ; car elle fut douée et assignée sur toute la comté de Blois de cinq mille livres, monnoie de France, qui valent bien six mille francs à prendre les florins, si Louis de Blois alloit de vie à trépas devant sa femme, si nettement en la comté de Blois que toute la terre seroit ensoignée du payer. Or avint, environ la Saint-Jean-Baptiste, que on compta pour lors en l’an de grâce de Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et onze, que l’enfant, que je nomme Louis de Blois, fils au comte Guy, se départit de son père, et du chastel des Montis séant en Blois, pour venir en Hainaut voir sa dame de mère et