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LIVRE IV.

tant seulement une deffaulte. Les deux écuyers qui l’eau avoient apportée, afin que on ne pensât qu’ils l’eussent empoisonné, vinrent au bassin et au lavoir, et dirent : « Vécy l’eau ! En la présence de vous nous en avons fait l’essai ; de rechef encore le voulons-nous faire. » Et le firent ; tant que tous s’en contentèrent. On lui mit en la bouche pain, eau et épices et toutes choses confortatives ; et tout ce rien ne lui valut, car en moins de demie heure il fut mort et rendit son âme moult doucement. Dieu par sa grâce lui soit miséricors !

Vous devez savoir que tous ceux qui là étoient furent ébahis et courroucés outre mesure, et fermèrent la chambre bien et étroitement, afin que ceux de l’hôtel ne sçussent point sitôt l’aventure ni la mort du gentil comte. Les chevaliers qui là étoient regardèrent sur Yvain, son fils, qui pleuroit et lamentoit, et tordoit ses poings ; ils lui dirent : « Yvain, c’est fait. Vous avez perdu votre seigneur de père : nous savons bien qu’il vous aimoit sur tous ; délivrez-vous, montez à cheval, chevauchez à Ortais : mettez-vous en saisine du châtel et du trésor qui dedans est, avant que nul y vienne ni que la mort de monseigneur soit sçue. »

Messire Yvain s’inclina à ces paroles et dit : « Seigneurs, grands mercis ; vous me faites courtoisie laquelle je vous remérirai encore ; mais baillez-moi les vraies enseignes de monseigneur mon père, car autrement je n’entrerois point au châtel. » — « Vous dites vérité, répondirent-ils, prenez-les. » Il les prit. Les enseignes étoient telles que un annel que le comte de Foix portoit en son doigt et un petit long coutelet dont il tailloit à la fois à table. Telles étoient les vraies enseignes que le portier du châtel d’Ortais connoissoit et nulles autres ; car sans celles montrer, il n’eût jamais ouvert la porte.

Messire Yvain de Foix se départit de l’hôpital d’Érion, lui quatrième seulement, et chevaucha hâtivement et vint à Ortais ; en laquelle ville on ne savoit encore nulles nouvelles de la mort du comte son père. Il passa tout au long de la ville sans rien dire, ni nul ne pensoit sur lui. Si vint au châtel et appela le portier. Le portier répondit : « Que vous plaît, monseigneur Yvain ? Où est monseigneur ? » — « Il est à l’hôpital, dit le chevalier, et me envoie ici quérir certaines choses qui sont en sa chambre, et puis retournerai vers lui ; et afin que tu m’en croies de vérité, regarde : véci son annel et son coutelet. » Le portier ouvrit une fenêtre et vit les enseignes, car vues les avoit autrefois. Si ouvrit le guichet de la porte, et entrèrent ens les deux, et le varlet garda les chevaux ou mena à l’étable.

Quand messire Yvain fut dedans, il dit au portier : « Ferme la porte. » Il la ferma. Quand il l’eut fermée, messire Yvain saisit les clefs et dit au portier : « Tu es mort, si tu sonnes mot. » Le portier fut tout ébahi et lui demanda pourquoi. « Pour ce, dit-il, que monseigneur mon père est dévié, et je vueil être au-dessus de son trésor avant que nul y vienne. » Le portier obéit, car faire lui convenoit ; et si aimoit aussi cher un profit ou plus pour messire Yvain que pour un autre. Messire Yvain savoit assez bien où le trésor du comte étoit et reposoit ; si se trait celle part. Et étoit en une grosse tour ; et avoit trois

    Traité des déduits de la chasse, de Gaston de Foix. En comparant le prologue que je donne avec les imprimés, on voit aisément combien les éditions gothiques étaient vicieuses. Ce défaut, si remarquable dans les morceaux où on ne recherche que le style, devient encore plus choquant dans les recherches des faits. Ainsi, par exemple, au chapitre deux, sur le rangier ou renne, Gaston de Foix avait dit, ainsi qu’on peut le voir dans les manuscrits de la Bibliothèque du Roi et de la bibliothèque de M. le duc d’Orléans, dont je viens de parler : « J’en ay veu en Nourvegue et Xuedene (Norwège et Suède) ; et en a oultre mer ; mais en Romain pays en ay-je pou veus. » Au lieu de cette leçon si simple et si claire, les imprimés avaient dit : « J’en ay veu en Morienne, et prendre oultre mer, mais en Romain pays en ay plus veu. » (Édition de Philippe Le Noir, apud Cuvier, Ossemens fossiles, t. iv pag. 59, in-4o) ; ou « J’en ay veu en Morienne et Puendève oultre mer, mais en Romain pays en ay-je plus veu. » (Édit. d’Antoine Verard). De là mille conjectures extraordinaires. Des naturalistes célèbres, tels que Buffon entre autres, en conclurent aussitôt que le renne avait existé dans les forêts de la France. M. Georges Cuvier, dont l’observation était toujours si bien guidée par la pénétration d’esprit, chercha à se rendre compte d’un fait qui démentait ses expériences ; et, les ouvrages de Gaston et de Froissart à la main, il vit que ce n’était pas dans les forêts de France que Gaston avait vu des rennes, mais bien en Suède et en Norwège, où il était allé chasser pendant le voyage qu’il fit avec le captal de Buch, en Prusse, dont il revint en 1358, au moment des affaires de la Jaquerie. Voyez, pour tous ces éclaircissement, G. Cuvier, Ossemens fossiles, t. iv, page 58 et suiv., article Cerfs vivans, note première Sur la prétendue existence du renne en France dans le moyen-âge.