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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

paires de forts huis barrés et ferrés au devant ; et tous les convenoit ouvrir de diverses clefs avant que on y pût venir. Lesquelles clefs il ne trouva pas appareillées, car elles étoient en un coffret long, tout de fin acier et fermé de une petite clef d’acier. Et celle clef portoit le comte de Foix sur lui quand il chevauchoit et vidoit Ortais ; et fut trouvée à un jupon de soie pendant, lequel il avoit vêtu dessus sa chemise, depuis que messire Yvain fut départi ; et quand elle fut trouvée des chevaliers qui étoient en la chambre à l’hôpital d’Érion, qui gardoient le corps du comte de Foix, moult s’émerveillèrent de quoi celle petite clef pouvoit servir. Adonc dit le chapelain du comte qui présent étoit, que on appeloit messire Nicole de l’Escalle, et qui savoit tous les secrets du comte de Foix, car le comte l’avoit bien aimé, et les jours qu’il étoit allé à son trésor, il y avoit mené son chapelain et non autrui ; si dit ainsi quand il vit la clef : « Messire Yvain perdra sa voie, car sans celle clef-ci il ne peut entrer au trésor, car elle déferme un petit coffret d’acier où toutes les clefs du trésor sont. »

Or furent les chevaliers tous courroucés, et dirent à messire Nicole : « Portez-lui et vous ferez bien ; il vaut trop mieux que messire Yvain soit au-dessus du trésor que nul autre, car il est bon chevalier, et monseigneur, que Dieu pardoint ! l’aimoit moult. » Répondit le chapelain : « Puisque vous le me conseillez, je le ferai volontiers. » Tantôt il monta à cheval. Si prit la clef, et se mit au chemin pour venir au châtel d’Ortais ; et messire Yvain, qui étoit au châtel d’Ortais, étoit moult ensoigné de quérir ces clefs, et ne les pouvoit trouver, et ne savoit viser voie comment il pourroit rompre les ferrures des huis de la tour, car elles étoient trop fortes, et si n’avoit pas les instrumens appareillés pour ce faire. Cependant qu’il étoit en ces termes, et que messire Nicole venoit pour adresser messire Yvain, nouvelles furent sçues a Ortais, ne sais par quelle inspiration, ou par femmes, ou varlets venans de l’hôpital d’Érion, que le comte de Foix, leur seigneur, étoit mort. Ces nouvelles furent moult dures, car le comte étoit aimé grandement de toutes gens. Toute la ville s’émut ; et s’en vinrent les hommes au souverain carrefour, et là commencèrent à parler l’un à l’autre ; et dirent les aucuns qui avoient vu passer messire Yvain tout seulet : « Nous avons vu venir et passer parmi la ville et aller vers le châtel messire Yvain ; et montroit bien à son semblant qu’il étoit courroucé. » Donc répondirent les autres : « Sans faute il y a advenu quelque chose, car il n’avoit point d’usage de chevaucher devant sans son père. » Ainsi que les hommes s’assembloient et se tenoient à ce carrefour et murmuroient, véez-ci venir le chapelain du comte et cheoir droit en leurs mains. Pour ouïr des nouvelles ils l’encloyrent, et lui demandèrent : « Messire Nicolle, comment va de monseigneur ? On nous a dit qu’il est mort. Est-ce vérité ? » — « Nennil, dit le chapelain ; mais il est moult deshaitié ; et je viens devant pour faire administrer aucune chose bonne pour sa santé, et puis retournerai devers lui. » Sur ces paroles il passa outre et vint au châtel, et fit tant qu’il fut dedans, dont messire Yvain eut grand’joie de sa venue, car sans la clef qu’il apportoit il ne pouvoit entrer dedans la tour du trésor.

Or vous dirai que firent les hommes de la ville. Ils entrèrent en trop grande suspeçon du comte, et dirent ainsi entre eux : « Il est toute nuit ; et si n’oyons nulles certaines nouvelles de monseigneur, de maître d’hôtel ni de clercs, ni d’officiers ; et si sont entrés au châtel messire Yvain et son chapelain, qui lui étoit moult secrétaire. Mettons garde sur le châtel pour celle nuit, et demain nous orrons autres nouvelles ; et envoyons secrètement à l’hôpital pour savoir comment la chose va, car nous savons bien que la greigneur partie du trésor de monseigneur est au châtel ; et si il étoit robé ni ôté par aucune fraude, nous en serions coupables et en recevrions blâme et dommage, si ne devons pas ignorer telle chose. » — « C’est vérité, répondirent les autres, qui tinrent ce conseil à bon. » Et vissiez incontinent les hommes d’Ortais éveillés ; et s’en allèrent vers le châtel, et s’assemblèrent tous en la place, et envoyèrent, les souverains de la ville, gardes à toutes les portes, afin que nul ne put entrer ni issir, sans congé. Et furent là toute la nuit jusques à lendemain. Adonc fut la vérité toute claire sçue que le comte de Foix, leur seigneur, étoit mort ; dont vissiez grands pleurs, cris et plaints de toutes gens, de femmes et d’enfans, parmi la ville d’Ortais, car ils avoient ce comte moult aimé. Cette nouvelle sçue de la mort, les guets se renforcèrent par-tout ; et fu-