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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

voir les articles et procès des besognes ; car entre nous de Béarn nous ne sommes pas conditionnés sur la forme de ceux de la comté de Foix ; nous sommes tous francs sans hommage ni servitude[1]. Et le comte de Foix est tenu du roi de France. Avec tout ce les Foissois ont les cœurs tous françois, et de léger recevront le roi de France à seigneur ; et disent jà et proposent, puisque notre sire est mort sans avoir héritier de son corps par mariage, que l’héritage de Foix retourne par droite ordonnance au roi de France. Sire, vous devez savoir que nous demeurerons en notre tenure, ni jà à nul jour ne nous asservirons, quelque seigneur que nous doyons avoir, soit le roi de France ou vous[2], mais nous vous conseillons que vous allez au-devant de ces besognes soit par sage traité ou autrement. »

Donc répondit le vicomte et demanda : « Par quel moyen voulez-vous que je œuvre ? Je vous ai jà dit que je ferai tout ce que par raison vous me conseillerez. » — « Sire, dirent-ils, c’est que vous priez messire Roger d’Espaigne, votre cousin que veci, qu’il vous tienne compagnie à vos coûtages ; et allez en la comté de Foix ; et traitez vers les nobles, les prélats et les bonnes villes ; et si tant pouvez faire qu’ils vous reçoivent à seigneur, ou que ils se dissimulent tant que vous ayez apaisé le roi de France et fait aucune ordonnance et composition par le moyen d’or et d’argent, tant que le héritage vous demeure, vous exploiterez sagement et bien. Et si vous pouvez être ouï des légaulx, qui en la comté de Foix seront envoyés de par le roi de France, pour payer cent mille ou deux cent mille francs, encore trouverez-vous bien la finance pour vous acquitter, car monseigneur, que Dieu pardoint ! en a laissé beaucoup derrière. Mais nous voulons et réservons que ses deux fils bâtards en soient partis biens et largement et de l’héritage et de la mise. »

Le vicomte de Chastelbon répondit et dit : « Beaux seigneurs, je vueil tout ce que vous voulez ; et veci messire Roger d’Espaigne, mon cousin, en la présence de vous ; je lui prie qu’il veuille venir avecques moi en celle chevauchée. »

Messire Roger répondit et dit que volontiers il iroit, comme pour être bon moyen envers tous. Mais si le roi de France, son souverain seigneur, ou ses commis, le requéroient que il fût de leur conseil, ou que de ce voyage il se déportât, il s’en voudroit déporter. Le vicomte de Chastelbon lui eut en convenant tout ce et lui dit : « Cousin, hors de votre volonté et conseil je ne me vueil jà ôter ; et quand vous serez près moi, j’en vaudrai trop grandement mieux en mes besognes. »

Sur cel état finèrent-ils leur parlement. Il m’est avis que le vicomte de Chastelbon fit une prière et requête à tous ceux qui là présens étoient, que il pût avoir par emprunt jusques à cinq ou à six mille francs pour poursuivir ses besognes. Secondement les deux bâtards proposèrent aussi leur besogne, et prièrent que de l’avoir que les Ortaisiens gardoient et qui avoit été à leur père ils pussent avoir. Et lors se remit de rechef le conseil ensemble ; et parlèrent les nobles, les prélats et les hommes des bonnes villes. Accordé et conclu fut que le vicomte dessus nommé auroit, sur la forme et condition qu’il mettoit, cinq mille francs, et les deux bâtards de Foix chacun deux mille francs. Donc furent les trésoriers appelés, et leur fut ordonné que ils les délivrassent. Ils le firent. Et devez savoir que toutes les ordonnances, tant d’officiers que d’autres gens, que le vicomte de Foix avoit en son vivant faites et instituées, se tinrent ; ni nulles ne s’en brisèrent. Et fut ordonné par le conseil de tout le pays que les Ortaisions auroient en garde le châtel d’Ortais et tout le meuble qui dedans étoit.

Le vicomte de Chastelbon à sa nouvelle venue fit grâce à tous les prisonniers qui étoient au châtel d’Ortais, desquels il y avoit grand nombre, car le comte de Foix, de bonne mémoire, étoit moult cruel en telles choses, et n’épargnoit homme vivant comme haut qu’il fût, puisqu’il l’avoit courroucé, qu’il ne le fit avaler en la fosse et tenir au pain et à l’eau tant qu’il lui plaisoit. Ni nul tant hardi étoit qui de la délivrance osât parler, sur peine d’avoir pareille pénitence. Et que ce soit vérité, il fit tenir ce vicomte de Chastelbon, dont je vous parle, au fond de la fosse, son cousin germain, huit mois tous entiers. Et quand il le délivra, il le

  1. Les Béarnais avaient leurs fors et coutumes qui se sont long-temps conservés.
  2. On voit que ce langage ne manque pas de dignité et annonce des hommes habitués à n’obéir qu’aux lois qu’ils se sont données et qu’ils connaissent bien.