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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/14

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

bien de cette affaire ; si commanda à cesser. On cessa ; et furent les tables levées et abattues soudainement, pour les dames et damoiselles être au large. On se délivra de donner vin et épices. Et se retrait chacun et chacune, tantôt que le roi et la roine furent retraits en leurs chambres. Aucunes dames demeurèrent au palais et aucunes s’en retournèrent en leurs hôtels en la ville pour être mieux à leur aise, car elles avoient été de chaleur et de presse trop fort grevées. La dame de Coucy retourna à son hôtel et là se tint jusques sur le tard.

Sur le point de cinq heures, la roine de France, accompagnée des duchesses dessus nommées, se départit du palais de Paris et s’en vint en sa litière découverte parmi les rues au plus long, et les dames aussi en leurs litières et sur leurs palefrois, et vinrent à l’hôtel du roi que on dit Saint-Pol sur Seine. En la compagnie de la roine et des dames avoit plus de mille chevaux. Et le roi de France entra en un batel sur Seine au palais, et se fit anavier[1] parmi la rivière jusques a Saint-Pol ; auquel hôtel de Saint-Pol, pourquoi qu’il soit grand assez et bien amanandé, on avoit fait faire en la cour, qui contient grand’place, ainsi que on entre ens par la porte de Seine, et charpenté une très haute salle laquelle étoit toute couverte de draps écrus de Normandie, lesquels draps on avoit fait venir de plusieurs lieux ; et les parois étoient parées et couvertes à l’environ de draps de haute lice d’étranges histoires lesquelles on véoit moult volontiers ; et dedans cette salle donna le roi à souper aux dames, mais la roine demeura en ses chambres et là soupa ; et point ne se montra cette nuit. Et les autres dames, le roi et les seigneurs dansèrent et s’ébattirent toute la nuit jusques sur le point du jour que les fêtes cessèrent ; et retournèrent chacun en son lieu pour dormir et reposer, car bien étoit heure.

Or vous vueil parler des dons et des présens que les Parisiens firent le mardi devant dîner à la roine de France et à la duchesse de Touraine qui nouvellement étoit venue en France et issue hors de Lombardie, car elle étoit fille au seigneur de Milan ; et l’avoit en cet an même épousée le duc Louis de Touraine ; et encore n’avoit la jeune dame, qui s’appeloit Valentine, entré en la cité de Paris quand elle y entra premièrement en la compagnie de la roine de France ; si lui devoient les bourgeois de Paris par raison sa bien venue.

Vous devez savoir que le mardi, sur le point de douze heures, vinrent les bourgeois de Paris, environ quarante, tous des plus notables, vêtus d’uns draps tous pareils à l’hôtel du roi à Saint-Pol, et apportèrent ce présent qu’ils firent à la roine tout au long de Paris. Et étoit le présent en une litière très richement ouvrée ; et portoient la litière deux forts hommes, ordonnés et appareillés très proprement comme hommes sauvages, et étoit la litière couverte d’un ciel fait d’un délié crêpe de soie, par quoi tout parmi on pouvoit bien voir les joyaux qui sur la litière étoient. Eux venus à Saint-Pol, ils se adressèrent premièrement devers la chambre du roi qui étoit tout ouverte et appareillée pour eux recevoir, car on savoit jà bien leur venue ; et toujours est bien-venu qui apporte. Et mirent les bourgeois qui le présent firent, la litière jus sur deux tréteaux en my la chambre, et se agenouillèrent devant le roi en disant ainsi : « Très cher sire et noble roi, vos bourgeois de Paris vous présentent au joyeux avénement de votre règne tous ces joyaux qui sont sur cette litière. » — « Grands mercis, répondit le roi, bonnes gens, ils sont beaux et riches. » Donc se levèrent les bourgeois et se retrairent arrière ; ce fait, prirent congé, et le roi leur donna. Quand ils furent partis, le roi dit à messire Guillaume des Bordes et à Montagu qui étoient de-lez lui : « Allons voir de plus près les présens quels ils sont »

Ils vinrent jusques à la litière et regardèrent sus.

Or vueil-je dire tout ce qui sur la litière étoit et dont on avoit fait présent au roi. Premièrement il y avoit quatre pots d’or, quatre trempoirs d’or et six plats d’or. Et pesoient toutes ces vaisselles cent et cinquante marcs d’or.

Pareillement autres bourgeois de Paris très richement parés et vêtus tous d’uns draps vinrent devers la roine de France et lui firent présens sur une litière qui fut apportée en sa chambre, et recommandèrent la cité et les hommes de Paris à li ; auquel présent avoit une nef d’or, deux grands flacons d’or, deux drageoirs d’or, deux salières d’or, six pots d’or, six trempoirs

  1. Conduire par eau.