Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
158
[1392]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ples ; « Et pour ce que nous avions et encore présentement avons fait garder nos ports et passages, et les entrées et issues de notre royaume, et que nul étranger ne s’en peut ni puist partir sans notre congé, le dit chevalier, qui nommer ne se veut, avons retenu et mis en prison ; et supposons assez, par ce que nous le véons moult ébahi, que c’est le chevalier que vous demandez, pour lequel nous avez escript. Si veuillez envoyer devers nous hâtivement hommes qui messire Pierre de Craon connoissent, car celui que nous tenons n’aura nulle délivrance, jusques au jour que nous aurons eu réponses de par vous ; et nous verrions volontiers que nos nouvelles vous fussent profitables et agréables. Ce sait le Saint-Esprit qui vous ait en sa sainte garde. » Escript à Perpignan le neuvième jour du mois de juillet, Yolande de Bar, roine d’Arragon et de Maiogres, dame de Sardane. Et en la subscription avoit : À notre très redouté seigneur le roi de France.

Ces nouvelles amodérèrent et adoucirent grandement les cœurs de plusieurs ; et en fut-on sur le point de tout rompre et briser le voyage ; mais ceux de la partie messire Olivier de Cliçon disoient que ces nouvelles étoient faites à la main, et tout pour briser la chevauchée du roi ; et que messire Pierre de Craon n’étoit en autre danger ni prison que de-lez le duc de Bretagne, lequel l’avoit soutenu et soutenoit.

De ces lettres ne fit pas le roi de France grand compte ; et dit que c’étoit toute trahison. « À tout le moins, dit le duc de Bourgogne au roi, monseigneur, pour apaiser ma nièce d’Arragon qui vous en rescript, et pour délivrer le chevalier qui pris est, si point n’est coupable de ce mesfait, veuillez y envoyer ; pourquoi votre cousine se contente de vous et de nous. » — « Nous le voulons bien, bel oncle, répondit le roi. Qu’on y envoie. Je ne vous veuil point courroucer, mais je tiens fermement et sûrement que le traître Pierre de Craon n’est en autre Barcelonne ni prison que tout coi de-lez le duc de Bretagne ; et cil, par la foi que je dois à monseigneur Saint Denis ! nous en rendra une fois bon compte. » On ne pouvoit ôter le roi de cette opinion que messire Pierre de Craon ne fût en Bretagne de-lez le duc.

Le duc de Bretagne, qui étoit informé de toutes ces besognes, et qui sentoit le roi de France trop fort courroucé sur lui, ne se tenoit pas bien assuré ; car il véoit que le duc de Berry et de Bourgogne n’en pouvoient faire leur volonté ; car ceux de la partie son adversaire Cliçon l’informoient ainsi comme ils vouloient ; si faisoit garder ses villes et ses châteaux soigneusement. Et tant y avoit de mal pour lui que à peu avoit-il bonne ville où il se pût tenir, excepté à Vennes, Kemperlé, Dole, Kemper-Corentin, l’Ermine et le Suseniot. Et avoit écrit aux barons et chevaliers de Bretagne, desquels il pensoit et cuidoit être aidé et conseillé ; mais tous se dissimuloient contre lui, pour la cause de ce que ils sentoient et véoient le roi leur souverain seigneur tant fort ému et courroucé sur lui ; et aussi que la matière de ce messire Pierre de Craon, que le duc portoit à l’encontre du roi et du connétable, n’étoit pas convenable. À peine se repentoit-il de ce que il avoit fait. Néanmoins il avoit le courage si haut et si grand que il ne le daignoit dire et disoit ainsi : « Si le roi, à ce qu’il montre, et sa puissance, entre en Bretagne, je le lairrai au commencement convenir, et verrai ceux qui me sont amis ou ennemis. Je ne me hâterai point de lui faire guerre. Si trestôt quand il cuidera le mieux être au repos, je le réveillerai, puisque par autre moyen d’amour je ne puis venir à accord à lui. » Ainsi se devisoit le duc de Bretagne par soi et à la fois à ceux de son conseil ; et se tenoit pour tout assuré que il auroit la guerre au roi de France ; mais non aura, car les choses tourneront autrement qu’il ne pense à son grand avantage et profit ; et pour ce fut dit : Il n’est pas povre qui est heureux. Le duc de Bretagne le fut trop grandement en celle saison, par une incidence piteuse et merveilleuse qui advint soudainement au roi de France. Par autre voie ne pouvoit-il être esquivé de tous dangers et demeurer à paix.

Quand on eut séjourné environ trois semaines en la cité du Mans, et tous les jours conseillé, et les chevaliers furent revenus de Bretagne, lesquels on avoit envoyés devers le duc, ainsi que vous savez, le roi de France dit, puisqu’il avoit ouï la réponse du duc de Bretagne, qu’il ne vouloit plus séjourner là, car le séjour le grévoit et déplaisoit ; et vouloit chevaucher outre sur les parties de Bretagne, et voir ses ennemis, c’est à entendre le duc de Bretagne qui soutenoit ce traytour messire Pierre de