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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/165

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LIVRE IV.

Craon. Et avoit le roi très grand désir de voir lesquels barons, chevaliers et écuyers se mettroient sur les champs à l’encontre de lui, ni lesquelles cités et bonnes villes se cloroient à l’encontre de lui. L’intention du roi étoit telle, que de tous points il bouteroit hors de l’héritage de Bretagne pour toujours mais ce duc, et y mettroit un gouverneur pour les enfans tant qu’ils auroient âge, et puis leur rendroit l’héritage, mais le duc n’y auroit jamais rien. Cette opinion tenoit le roi, et ne l’en pouvoit nul ôter ; et sur cel état il se partit de la cité du Mans entre neuf et dix heures, et après la messe ouïe et boire. Tous seigneurs et toutes gens qui logés étoient en la cité et dehors se départirent aussi et se mirent au chemin, ou devant ou derrière. Et avoit ce soir en devant mandé ses maréchaux en sa chambre au châtel du Mans, et leur avoit dit : « Ordonnez-vous, et faites le bon matin toutes manières de gens d’armes et de routes déloger et prendre le chemin d’Angers, car il est conclu ; nous ne retournerons jamais tant que aurons été en Bretagne et détruit ces traîtres qui nous donnent cette peine et ce travail. » Les maréchaux avoient obéi, et signifié et fait signifier aux capitaines des routes le mouvement et ordonnance du roi, et que à ce coup étoit tout acertes.

Le jour que le roi issit et se départit du Mans, il fit très âprement chaud ; et bien le devoit faire, car il étoit en le plein mois de hermi[1] que le soleil par droiture et nature étoit en sa greigneur force. Or devez vous savoir, pour atteindre toutes choses et amener à vérité, que le roi de France, lui séjournant en la cité du Mans, avoit été durement travaillé de conseils ; et avec tout ce qu’il ne s’y attendoit pas, il n’étoit pas bien haitié ni n’avoit été toute la saison, mais foible de chef, petitement mangeant et buvant, et près tous les jours en chaleur de fièvre et de chaude maladie. Et si s’y inclinoit, tout par droiture de corps et de chef ; et lui étoit grandement ennemi et contraire. Avec tout ce, pour la venue de son connétable, il étoit trop durement fort mérencolieux et son esprit troublé et travaillé ; et bien s’en apercevoient ses médecins, et aussi faisoient ses oncles ; mais ils n’y pouvoient pourvoir ni remédier, car il ne vouloit ni on ne lui osoit conseiller du contraire de non aller en Bretagne.

Il me fut dit et je m’en laissai informer, ainsi que il chevauchoit et étoit entre la forêt du Mans, une très grand’signifiance lui advint, dont sus il se dût bien être avisé et avoir remis son conseil ensemble, ainçois qu’il fût allé plus avant. Il lui vint soudainement un homme en pur le chef et tout deschaulx et vêtu d’une povre cotte de burel blanc ; et montroit mieux que il fût fol que sage ; et se lança entre deux arbres hardiment, et prit les rênes du cheval que le roi chevauchoit, et l’arrêta tout coi et lui dit : « Roi, ne chevauche plus avant, mais retourne, car tu es trahi. » Cette parole entra en la tête du roi qui étoit foible, dont il a valu depuis trop grandement pis, car son esprit frémit et se sang-méïa tout.

À ces mots saillirent gens d’armes avant et frappèrent moult vilainement sur les mains dont il avoit arrêté le cheval, tant que il le laissa aller, et demeura derrière ; et ne firent compte de sa parole non plus que d’un fol. Dont ce fut folie, si comme il est avis à plusieurs ; car à tout le moins ils se dussent être arrêtés sur l’homme un petit, pour en avoir la connoissance, et lui examiné, et demandé et vu s’il étoit naturellement fol ou sage, et sçu qui lui faisoit tels paroles dire, ni dont elles lui venoient. Il n’en fut rien fait, mais le laissèrent derrière ; ni on ne sait qu’il devint, car oncques puis ne fut vu de gens qui en eussent la connoissance, mais ceux qui pour l’heure étoient de-lez le roi lui ouïrent bien les paroles dire[2].

Le roi et sa route passèrent outre ; et pouvoient être environ douze heures quand le roi eut passé la forêt ; et vinrent sur les champs sur uns très beaux plains et grands sablonniers. Le soleil étoit bel, clair et resplendissant à grands rais ; et si plein de force et de chaleur que plus ne pouvoit être ; car il tapoit de telle manière que on étoit tout transpercé par la réverbération ; et avoit tout ce le sablon échauffé grandement, lequel échauffoit moult les chevaux. Il n’y avoit si joli ni si usé d’armes qui ne fût mésaisé de chaleur. Et chevauchoient les seigneurs

  1. Les Allemands disent Heu-Monat, mois de la fanaison, pour le mois de juillet ; il est probable que Froissart se sera servi ici, comme dans une page précédente, du mot allemand ou plutôt du mot flamand francisé.
  2. Cette même aventure est racontée presque dans les mêmes mots par l’Anonyme de Saint-Denis, Juvénal des Ursins et les grandes Chroniques de France.