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LIVRE IV.

Saint-Pol à Paris, en l’an de grâce mil trois cent quatre vingt douze[1], le mardi devant la Chandeleur, de laquelle avenue il fut grand’nouvelle parmi le royaume de France et en autre pays. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry n’étoient point pour l’heure là, mais à leurs hôtels ; et avoient le soir pris congé au roi, à la roine et aux dames, et retrait à leurs hôtels pour être mieux à leurs aises.

Quand ce vint au matin et la nouvelle fut sçue et épandue parmi la ville et cité de Paris, vous devez savoir que toutes gens furent moult émerveillés. Et disoient plusieurs communément parmi la ville de Paris : que Dieu avoit montré encore secondement un grand exemple et signe sur le roi, et qu’il convenoit et appartenoit qu’il y regardât et qu’il se retrait de ses jeunes huiseuses[2], et que trop en faisoit et avoit fait, lesquelles ne appartenoient point à faire à un roi de France ; et que trop jeunement se maintenoit et étoit maintenu jusques à ce jour. La communauté de Paris en murmuroit et disoit sans contrainte : « Regardez le grand meschef qui est près avenu sur le roi ; et s’il eût été attrapé et ars, si comme les aventures donnent et que bien en faisoit les œuvres, que fussent ses oncles et son frère devenus ? Ils doivent être tous certains que jà pied d’eux n’en fut échappé, car tous eussent été occis, et les chevaliers que on eût trouvé dedans Paris. »

Or avint, si très tôt que le duc de Berry et de Bourgogne au matin sçurent les nouvelles, ils furent tout ébahis et émerveillés ; et bien y eut cause. Si montèrent aux chevaux et vinrent à l’hôtel du roi à Saint-Pol, et le trouvèrent. Si le conseillèrent ; et bien en avoit mestier, car encore étoit-il tout effrayé et ne se pouvoit r’avoir de l’imagination, quand il pensoit au péril où il avoit été. Et bien dit à ses oncles que sa belle ante de Berry l’avoit sauvé et ôté hors du péril, mais il étoit trop fort courroucé du comte de Join et de messire Yvain de Foix et de messire Charles de Poitiers. Ses oncles, en lui reconfortant, lui dirent : « Monseigneur, ce qui est avenu ne peut-on recouvrer. Il vous faut oublier la mort d’eux et louer Dieu et regracier de la belle aventure qui vous est avenue, car votre corps et tout le royaume de France a été pour cette incidence en grand’aventure d’être tout perdu ; et vous le pouvez imaginer, car jà ne s’en peuvent les vilains taire, et disent que si le meschef fût tourné sur vous, ils nous eussent tous occis. Si vous ordonnez, appareillez et mettez en état royal, ainsi que à vous appartient, et montez à cheval. Si allez à Notre-Dame de Paris en pélerinage. Nous irons en votre compagnie ; et vous montrez au peuple, car on vous désire à voir par la cité et ville de Paris. » Le roi répondit que ainsi le feroit-il. Sur ces paroles s’embati le duc d’Orléans, frère du roi, qui moult l’aimoit comme son frère. Et ses oncles le recueillirent doucement, et le blâmèrent un petit de la jeunesse que faite avoit. À ce qu’il montra, il leur en sçut bon gré, et dit bien que il ne cuidoit point mal faire. Assez tôt après, sur le point de neuf heures, montèrent le roi et tous les compagnons à cheval, et se départirent de Saint-Pol, et chevauchèrent parmi Paris pour apaiser le peuple qui trop fort étoit ému ; et vinrent en la grand’église ; et là ouït le roi la messe et y fit ses offrandes, et depuis retournèrent le roi et les seigneurs en l’hôtel de Saint-Pol, et là dînèrent. Si se passa et oublia cette chose petit à petit, et fit-on obsèques, prières et aumônes pour les morts.

Ha ! comte Gaston de Foix, si de ton vivant tu eusses eu telles nouvelles de ton fils, comme il en étoit avenu, tu eusses été courroucé outre mesure ; et moult l’aimois. Je ne sais comment on t’en eût apaisé.

Tous seigneurs et dames qui en oyoient parler parmi le royaume de France, en étoient moult émerveillés et à bonne cause.

CHAPITRE XXXIII.

Comment le pape Boniface et les cardinaux de Rome envoyèrent un frère, sage clerc, devers le roi de France et son conseil.


Vous devez savoir et croire que le pape Boniface, qui se tenoit à Rome, et tous les cardinaux et le collége, furent moult réjouis de cette aventure, quand ils sçurent les certaines nouvelles, pourtant que le roi de France et son conseil leur étoient contraires ; et dirent adonc entre eux, car ils entendirent à en tenir consistoire, que c’étoit une seconde plaie envoyée de Dieu au royaume de France, pour eux donner

  1. Ancien style, ou 1393, nouveau style.
  2. Oisiveté, et vices qui en sont la suite.