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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

du feu échauffa la poix à quoi le lin étoit attaché à la toile. Les chemises linées et poyées[1] étoient sèches et déliées et joignans à la chair, et se prirent au feu à ardoir ; et ceux qui vêtus les avoient et qui l’angoisse sentoient commencèrent à crier moult amèrement et horriblement. Et tant y avoit de meschef que nul ne les osoit approcher. Bien y eut aucuns chevaliers qui s’avancèrent pour eux aider et tirer le feu hors de leurs corps. Mais la chaleur de la poix leur ardoit toutes les mains et en furent depuis moult mésaisés. L’un des cinq, ce fut Nantouillet, s’avisa que la bouteillerie étoit près de là ; si fut celle part, et se jeta en un cuvier tout plein d’eau où on rinçoit tasses et hanaps. Cela le sauva ; autrement il eût été mort et ars ainsi que les autres ; et nonobstant tout si fut-il en mal point.

Quand la roine de France ouït les grands cris et horribles que ceux qui ardoient faisoient, elle se douta de son seigneur le roi qu’il ne fût attrapé ; car bien savoit, et le roi lui avoit dit, que ce seroit l’un des six. Si fut durement ébahie et chéy pâmée. Donc saillirent les chevaliers et dames avant en lui aidant et confortant. Tel meschef, douleur et crierie avoit en la salle qu’on ne savoit auquel entendre. La duchesse de Berry délivra le roi de ce péril, car elle le bouta dessous sa gonne et le couvrit pour eschiver le feu ; et lui avoit dit, car le roi se vouloit partir d’elle à force : « Où voulez-vous aller ? Vous véez que vos compagnons ardent. Qui êtes-vous ? Il est heure que vous vous nommez. » — « Je suis le roi. » — « Ha ! monseigneur, or tôt allez vous mettre en autre habit, et faites tant que la roine vous voie, car elle est moult mésaisée pour vous. »

Le roi, à cette parole, issit hors de la salle, et vint en sa chambre, et se fit déshabiller le plus tôt qu’il put et remettre en ses garnemens, et vint devers la roine ; et là étoit la duchesse de Berry, qui l’avoit un peu reconfortée et lui avoit dit : « Madame, reconfortez-vous, car tantôt vous verrez le roi. Certainement j’ai parlé à lui. » À ces mots, vint le roi en la présence de la roine ; et quand elle le vit, de joie elle tressaillit ; donc fut-elle prise et embrassée de chevaliers et portée en sa chambre et le roi en sa compagnie qui toujours la reconforta.

Le bâtard de Foix, qui tout ardoit, crioit à hauts cris : « Sauvez le roi, sauvez le roi ! » Et voirement fut-il sauvé par la manière et aventure que je vous ai dit ; et Dieu le voult aider, quand il se départit de la compagnie pour aller voir les dames ; car s’il fût demeuré avecques ses compagnons, il étoit perdu et mort sans remède.

En la salle de Saint-Pol à Paris, sur le point de l’heure de minuit, avoit telle pestillence et horribleté que c’étoit hideur et pitié de l’ouïr et du voir. Des quatre qui là ardoient, il y en eut là deux morts éteints sur la place. Les autres deux, le bâtard de Foix et le comte de Join, furent portés à leurs hôtels et moururent dedans deux jours à grand’peine et martire[2].

Ainsi se dérompit cette fête et assemblée de noces en tristesse et en ennui, quoique l’époux et l’épouse ne le pussent amender. Car on doit supposer et croire que ce ne fut point leur coulpe, mais celle du duc d’Orléans, qui nul mal n’y pensoit quand il avala la torche. Jeunesse lui fit faire. Et bien dit, tout en audience, quand il vit que la chose alloit mal : « Entendez à moi, tous ceux qui me peuvent ouïr. Nul ne soit demandé ni inculpé de cette aventure, car, ce qui fait en est, c’est tout par moi et en suis cause. Mais ce pèse moi que oncques m’avint ; et ne cuidois pas que la chose dût ainsi tourner ; car si je l’eusse cuidé et sçu, je y eusse pourvu. » Et puis si s’en alla le duc d’Orléans devers le roi, pour se excuser, et le roi le tint pour tout excusé.

Cette dolente aventure avint en l’hôtel de

  1. C’est-à-dire, enduites de poix et recouvertes d’étouppes de lin.
  2. « Le jeune comte de Joigny (dit l’Anonyme de Saint-Denis), seigneur de belle espérance, expira dans ces horribles douleurs. Le bâtard de Foix et Aymery de Poitiers moururent dans les deux jours, et il n’y eut que Henri de Guisay qui vit le troisième. Celui-ci ne leur ressemblait en rien de mœurs et d’éducation. C’étoit un homme adonné à tous les vices ; et aussi détesté pour sa mauvaise vie que pour la cruelle insolence dont il usoit envers les varlets et envers les gens de peu de condition. Il ne les traitoit que de chiens. C’étoit un de ses moindres plaisirs de les faire aboyer comme tels. Bien souvent il les faisoit servir de tréteaux à table ; et pour peu qu’ils se fâchassent, il les faisoit coucher à terre, il les fouloit à coups de pieds et d’éperons jusques au sang, et disoit que cette canaille ne devoit point être battue à coups de poings, mais meurtrie et déchirée comme des chiens, à coups de fouet et de bâton. Il ne se put pas même empêcher, dans ces tourmens mortels, d’appeler chiens ceux qui le servoient ; et ses dernières paroles furent des regrets de ce qu’il les laissoit vivre après lui. »