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LIVRE IV.

ces, deux mille arbalètriers et deux mille gros varlets aux lances et aux pavois. Et en alloient ainsi fortifiés de bonnes gens d’armes, d’archers de bon conseil, pour résister mieux à l’encontre de leurs ennemis, et pour la doute des rencontres sur mer qui bien se pouvoient faire ; car le chemin par mer de Barcelone dont ils partoient, tant que on soit en Naples, est moult long. Et Marguerite de Duras leur adversaire pouvoit bien savoir aucunes choses de leurs besognes ; pour ce vouloient-ils être au-dessus de leur emprise. Nous nous souffrirons à parler pour le présent du jeune roi de Sicile et parlerons des besognes de France, car c’est notre principale matière, et des incidences qui y sourdirent.

CHAPITRE IV.

Comment le jeune roi de France eut volonté d’aller visiter les lointaines marches de son royaume, et comment il alla premièrement en Bourgogne et en Avignon pour voir le pape Clément.


Vous devez savoir que assez tôt après ce que cette grand’fête eût été à Paris, si comme il est ci-dessus contenu, et que les choses furent appaisées, et les seigneurs et les dames retraits et revenus chacun et chacune en son lieu, et que le roi de France vit qu’il avoit trèves aux Anglois trois ans à venir, si eut dévotion et imagination de visiter son royaume, et voir les lointaines marches de Languedoc[1] ; car le sire de la Rivière et messire Jean le Mercier, qui en ce temps étoient les plus prochains de son détroit conseil, lui ennortoient et disoient que ce seroit bon qu’il s’allât ébattre jusques en Avignon, et voir le pape et les cardinaux qui le désiroient à voir, et aussi de ce voyage il allât outre jusques à Toulouse, car un roi, en sa jeunesse, devoit visiter ses terres et connoître ses gens, et savoir et apprendre comment ils étoient gouvernés ; et ce lui feroit grandement honneur et profit, et l’en aimeroient trop mieux ses sujets. Le roi s’y inclinoit assez, car il travelloit volontiers et véoit nouvelles choses. Et bien lui disoit le sire de la Rivière, qui nouvellement étoit retourné des marches dont je parolle, que les gens de la sénéchaussée de Toulouse, de Carcassonne et de Beaucaire le désiroient grandement à voir ; car le duc de Berry, qui le gouvernement en avoit eu, les avoit tant travaillés et chargés de tailles et d’aides par l’information d’un sien familier, qui s’appeloit Betisac, lequel n’avoit pitié de nully, que rien ne leur étoit demeuré ; et, pour y pourvoir, bon seroit que le roi y allât ; et aussi il verroit et manderoit à Toulouse le comte de Foix, lequel il désiroit moult à voir.

Si se ordonna le roi sur ce propos, et envoya faire ses pourvéances sur les chemins grandes et grosses, et signifia à son oncle le duc de Bourgogne, et à sa tante la duchesse, qu’il passeroit au long parmi leur pays, et vouloit voir ses cousins et cousines, leurs enfans, et amèneroit en sa compagnie son frère de Touraine et son oncle de Bourbon. Ces nouvelles du roi, qu’il vouloit venir en Bourgogne, plurent trop grandement bien au duc de Bourgogne et à la duchesse ; et ordonnèrent tantôt et firent crier et publier une fête et unes joutes à être à Dijon ; et furent chevaliers et écuyers de Bourgogne, de Savoie et des marches prochaines requis et priés à être à cette fête, et s’ordonnèrent et appareillèrent tout selon ce.

Entretant que les pourvéances du roi de France se faisoient pour aller en Avignon et en Languedoc, et que le duc de Bourgogne et la duchesse sa femme s’ordonnoient grandement et appareilloient pour recueillir le roi, et aussi faisoient tous chevaliers et écuyers de leur marche et encore plus lointains qui vouloient être à la fête à Dijon et aux joutes, avinrent autres choses en France. Vous savez comment le duc d’Irlande, qui jadis fut nommé comte d’Asquesuffort, étoit débouté, banni et chassé par ses mérites et désertes hors du royaume d’Angleterre, par le fait et puissance des oncles du roi d’Angleterre Richard ; et espécialement le duc de Glocestre l’avoit plus accueilli et grevé que nul des autres ; et comment pour lui sauver et garder il étoit fui en Hollande, et se tint un petit de temps en la ville de Dourdrecht, et depuis l’en convint partir, car le duc Aubert, qui sire étoit de Dourdrecht et de Hollande, lui véa sa terre et sa demeure dessous lui, ni pas ne le voulut tenir à l’encontre de ses cousins-germains d’Angleterre, quoique le roi Richard l’en eût rescript ; et convint ce duc d’Irlande départir de Dourdrecht et venir à Utrec demeurer ; et là se tînt et fût

  1. Il avait reçu des députés de Languedoc et de Guyenne, qui étoient venus se plaindre des vexations et du despotisme déréglé du duc de Berri son oncle.