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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tenu un grand temps, si il voulsist ; car la cité d’Utrec est franche à recevoir toutes gens, puisqu’ils paient bien ce que ils prennent : et ce duc d’Irlande avoit bien de quoi payer, car soixante mille francs de France lui étoient venus du connétable de France pour la rédemption de Jean de Bretagne ; et si savez comment le roi de France l’avoit mandé ; et étoit sur sauf-conduit venu devers le roi. Et se tint plus d’un an ou environ, et en faisoit le roi grand’fête, pour ce qu’il étoit étranger. Or n’est-il rien dont on ne se tanne.

Bien est vérité, quoique ce duc fut devers le roi, le sire de Coucy le héoit de tout son cœur ; et bien y avoit cause, car ce duc, ainsi que vous savez, combien que en autres affaires il fût bien pourvu de sens, d’honneur et de belle parjure et de grand’largesse, si s’étoit-il trop forfait envers la fille au sire de Coucy qu’il avoit à femme prise et à épouse ; car sans nul titre de raison, fors par mauvaise et traîtreuse temptation et déception, il s’en étoit démarié pour prendre une autre femme, laquelle étoit de Bohême et des damoiselles à la roine d’Angleterre. Et tout ce avoient consentu le roi et la roine sa femme à tort et à péché ; et en avoit dispensé le pape Urbain de Rome, à la prière et faveur du roi dessus dit et de la roine ; et ce péché gréva trop fort en conscience et en tous autres affaires ce duc d’Irlande : pourquoi, le sire de Coucy, qui trop bien étoit du conseil de France, aussi il le valoit et desservoit, et le pouvoit ès besognes du royaume valoir et desservir tous les jours, car il étoit sage et pourvu, si fit tant et procura, avecques ses bons amis, messire Olivier de Cliçon, le seigneur de la Rivière, messire Jean le Mercier et autres, que le roi lui donna congé. Et lui fut dit de par le roi que il eslist place et demeure où il voulsist, mais que ce ne fût au royaume de France, il le feroit là conduire et mener sauvement et sûrement. Cil duc d’Irlande regarda que on étoit tanné de lui, et se véoit en péril tous les jours du sire de Coucy et de son lignage : si considéra que mieux le valoit à éloigner que approcher. Et avisa qu’il se trairoit en Brabant ; et fit prière au roi qu’il en voulsist récrire à la duchesse de Brabant que, par grâce, il pût paisiblement et courtoisement demeurer en son pays. Le roi lui accorda volontiers, et en escripsit à sa belle ante de Brabant, laquelle descendit à la prière du roi. Si fut le duc d’Irlande conduit et aconvoyé des gens du roi et amené à Louvain, et la se tint ; et par fois alloit en un châtel qui sied près de Louvain, lequel il avoit emprunté à un chevalier de Brabant. Avec ce duc d’Irlande se tenoit l’archevêque d’Yorch, lequel étoit aussi chassé, banni et bouté hors d’Angleterre pour une même matière ; et étoit celui archevêque de ceux de Neufville d’Angleterre. Ce sont en Northombreland grands gens et puissans de lignage et de terres. Si se tinrent ces deux seigneurs chassés, si comme vous oyez dire, à Louvain ou là près, tant qu’ils vesquirent ; car oncques depuis ils ne purent venir à paix ni à merci avec les oncles du roi, et là moururent. Je ne sais d’eux parler plus avant.

Environ la Saint-Michel se départit le roi de France de l’hôtel de Beauté lez Paris, et laissa la roine, et prit le chemin de Troyes en Champagne pour aller en Bourgogne[1], le duc Louis de Touraine en sa compagnie et son oncle le duc de Bourbon, le sire de Coucy et moult d’autre chevalerie. Si exploita tant le dit roi qu’il vint à Dijon. Le duc de Bourgogne et le comte de Nevers son fils étoient venus au devant, très à Châtillon, sur-Seine. Quand le roi fut venu à Dijon, vous devez savoir que la duchesse de Bourgogne et la comtesse de Nevers sa fille le recueillirent liement et grandement, et tous les autres seigneurs aussi. Pour l’amour du roi et à sa bien-venue étoient venues à Dijon, et grand’foison de jeunes dames et damoiselles que le roi véoit volontiers. Là étoient la dame de Sully, la dame de Vergy, la dame de Pagny et moult d’autres dames belles et fraîches et bien arréées. Si commencèrent les fêtes, les danses, les caroles et les ébattemens ; et s’efforçoient ces dames et damoiselles de danser, chanter et elles réjouir pour l’amour du roi, du duc de Touraine et du duc de Bourbon, et du sire de Coucy. Un lundi, un mardi, un mercredi, tous ces trois jours, il y eut à Dijon joutes fortes et roides, et bien joutées, et à toutes donné prix au mieux faisant. Et fut le roi huit jours en la ville de Dijon en ébattement. Au dixième jour il m’est avis qu’il prit congé à son oncle le duc de Bourgogne et à sa belle ante la duchesse de Bourgogne, et à leurs enfans. L’intention du duc de

  1. Il se mit en route le 2 septembre 1389, après avoir été faire son hommage à Saint-Denis.