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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

commis étoient à ordonner et faire les pourvéances du roi, pour aller en Irlande, les firent grandes et grosses ; et furent escripts et avisés tous seigneurs, qui avecques le roi feroient le voyage, afin qu’ils se pourvéissent.

CHAPITRE XXXIX.

Du trépas de la roine Anne d’Angleterre, fille au roi de Bohême et empereur d’Allemagne.


Sur la forme, état et ordonnance que je vous devise, s’appareilloient le roi et le duc de Lancastre, et faisoient ordonner leurs gens, et pourvéances grandes et grosses aux ports et passages là où ils vouloient passer, le roi pour aller en Irlande, le duc de Lancastre pour aller en Aquitaine ; mais leur voyage fut retardé bien de deux mois ou environ, je vous dirai pour quelle raison. En ce temps que ces besognes s’ordonnoient, maladie prit à la roine Anne d’Angleterre, dont le roi et tout son hôtel fut durement troublé, car la maladie alla si avant que la dite roine trépassa de ce siècle ès fêtes de la Pentecôte, que on compta en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et quatorze, de laquelle mort furent le roi et tous ceux qui l’aimoient, dames et damoiselles, tous troublés et courroucés. Si fut ensepvelie en l’église[1] et en son obsèque fait depuis à grand loisir, car le roi d’Angleterre le voult depuis faire faire étoffément et puissamment ; et furent cires, à grand’foison et coûtages, envoyées quérir en Flandre pour faire cierges et torches ; et y eut au jour de l’obsèque un luminaire si grand que on n’avoit point ouï parler ni raconter du pareil, ni de la bonne roine d’Angleterre Philippe de Hainaut, ni d’autre qui ci-devant eût été. Et le voult le roi Richard ainsi faire, pour ce que la roine Anne avoit été fille du roi de Bohême, empereur de Rome et roi d’Allemagne ; et ne la pouvoit le roi oublier, car moult l’aimoit et avoit aimée, pourtant qu’ils avoient été jeunes mariés ensemble. De cette dame roine d’Angleterre ne demeura nuls enfans, ni oncques n’en eut nul. Ainsi furent le roi d’Angleterre, le duc de Lancastre et le comte de Derby en une saison veufs ; mais on ne parloit point encore de leur remariage, ni le roi d’Angleterre n’en vouloit ouïr parler.

Quoique la roine d’Angleterre fût trépassée de ce siècle, ainsi que ci-dessus est contenu, et que le voyage d’Irlande en fût retardé, pour ce ne séjournèrent point les pourvéances du roi et des seigneurs à faire ; et passoient outre la mer d’Irlande à trois hâvres, à Bristol, à l’Olihet[2] en Galles, et à Harfort[3] ; et les menoient et adressoient ceux qui les conduisoient en une cité en un pays à l’entrée d’Irlande, qui toujours s’est tenue pour le roi d’Angleterre, laquelle cité on appelle Duvelin[4] ; et y a archevêque ; et cil étoit avecques le roi.

Tantôt après la Saint-Jean-Baptiste, le roi se départit de la marche de Londres et prit le chemin de Galles, tout en chassant et en ébattant pour oublier la mort de sa femme. Et cils qui ordonnés étoient avecques lui se mirent aussi au chemin, ses deux oncles, le duc Edmond d’Yorch et le duc Thomas de Glocestre, comte d’Exsesses et de Bucquinghen, et connétable d’Angleterre ; et se mit sur les champs en très grand arroy : aussi firent tous les autres seigneurs, le comte de Kent, frère du roi, et messire Thomas de Kent, fils du comte, le comte de Rostelant[5], fils du duc d’Yorch, le comte Maréchal, le comte de Salsebery, le comte d’Arondel, messire Guillaume d’Arondel, le comte de Northonbrelande seigneur de Percy, et messire Thomas de Percy son frère, grand sénéchal d’Angleterre, les comtes de Devensière et de Nothinghen, et grand nombre de chevaliers et écuyers, réservés cils qui demeuroient pour garder la frontière d’Escosse ; car Escots sont maudites gens, et ne tiennent trèves ni répit, fors quand ils veulent.

Pour ce temps que le roi d’Angleterre fit ce voyage en Irlande, n’étoit point en sa compagnie son frère, messire Jean de Hollande, comte de Hostidonne, mais étoit au chemin de Jérusalem et de Sainte-Catherine[6] ; et devoit retourner par le royaume de Honguerie, car il avoit entendu en

  1. Slowe dit dans sa Chronique qu’elle mourut le 7 juin 1394, a Sheen, comté de Surrey, et fut enterrée à Westminster. Le roi, ajoute-t-il, fut si touché de sa mort que, non content de maudire la place où elle était morte, il fit, dans sa colère, jeter à bas tous les bâtimens où les rois ses prédécesseurs avaient l’habitude de se rendre pour s’abandonner aux plaisirs de la chasse.
  2. Holyhead.
  3. Haverford-West, dans le comté de Pembroke, prononcé aussi Harford.
  4. Dublin.
  5. Rutland.
  6. Sur le mont Sinaï.