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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/203

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LIVRE IV.

France, quand il passa à Paris, où le roi de France, son frère, ses oncles et les seigneurs, pour l’amour et honneur du roi d’Angleterre, lui firent très bonne chère, que le roi de Honguerie et l’Amorat-Baquin[1] devoient avoir bataille ensemble. Si ne vouloit pas défaillir à y être. D’autre part, le duc de Lancastre, à tout son arroy ordonné et étoffé, s’en vint à Pleumoude ; et là étoient les vaisseaux passagers qui l’attendoient. Quand tous ses gens furent venus, et les vaisseaux furent chargés, et ils eurent vent assez pour passer, si entrèrent ès vaisseaux et désancrèrent, et prirent le chemin pour aller vers Bordeaux sur Gironde.

Nous parlerons du roi d’Angleterre, qui bien avoit quatre mille hommes d’armes et trente mille archers. Passage leur étoit à tous ouvert et abandonné en ces trois lieux que je vous ai nommés, à Bristo, à l’Olihet[2] et à Harford[3] ; et passoient tous les jours ; et mirent bien un mois à passer avant qu’ils fussent tous outre, eux et leurs chevaux. D’autre part, au pays d’Irlande, étoit un vaillant chevalier d’Angleterre, lequel s’appeloït comte d’Ormond ; et tenoit terre en Irlande, et ont tenue ses prédécesseurs, mais c’étoit toujours en débat ; et étoit ordonné le comte d’Ormond et le comte Maréchal d’Angleterre à avoir l’avant-garde de quinze cents lances et deux mille archers ; et tous deux s’y portèrent sagement et vaillamment. Le roi d’Angleterre et ses deux oncles passèrent la mer d’Irlande au port à Harfort en Galles, et les plusieurs à l’Olihet et les autres à Bristo, et tant firent que tous passèrent sans péril et dommage ; et ainsi que ils passoient, par l’ordonnance du connétable, le duc de Glocestre, et des maréchaux d’Angleterre, ils se logeoient sur le pays et comprenoient bien de terre, outre la cité de Duvelin et là environ, trente lieues anglesches ; car c’est un pays inhabitable ; et se logèrent les Anglois et l’avant-garde sagement et vaillamment pour la doute des Irlandois. Et faire le convenoit, autrement ils eussent reçu et pris dommage. Et le roi, ses oncles et les prélats étoient logés en la cité de Duvelin, près de là ; et me fut dit que tout le temps que ils se tinrent là et séjournèrent, toutes gens furent largement et aisément pourvues de vivres et de pourvéances, car les Anglois sont gens tous faits de la guerre, qui bien savent fourrager et prendre l’avantage, et penser d’eux et de leurs chevaux quand métier est. La manière et ordonnance, et ce qu’il avint de ce voyage au roi d’Angleterre, je le vous déclarerai en la forme et manière que j’en fus informé.

CHAPITRE XL.

Comment sire Jean Froissart arriva en Angleterre et du don du livre qu’il fit au roi.


Vérité fut et est que je, sire Jean Froissart, pour ce temps trésorier et chanoine de Chimai, séant en la comté de Hainaut et du diocèse de Liége, eus très grand’affectîon et imagination d’aller voir le royaume d’Angleterre, quand je, qui avois été à Abbeville, vis que les trèves étoient prises entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre, leurs conjoins et adhérens, à durer quatre ans par mer et par terre. Et plusieurs raisons m’émouvoient à faire ce voyage. La première étoit, pour ce que de ma jeunesse j’avois été nourri en la cour et hôtel du noble roi Édouard, de bonne mémoire, et de la noble roine Philippe sa femme, et entre leurs enfans et les barons d’Angleterre, qui pour ce temps vivoient et y demeuroient ; car toute honneur, amour, largesse et courtoisie j’avois vu et trouvé en eux. Si désirois à voir le pays. Et me sembloit en mon imagination que, si vu l’avois, j’en vivrois plus longuement ; car vingt-sept ans tous accomplis je m’étois tenu de y aller ; et si je n’y trouvois les seigneurs, lesquels à mon département j’avois vus et laissés, je y verrois leurs hoirs, et ce me feroit trop grand bien. Aussi pour justifier les histoires et les matières dont j’avois tant écrit d’eux. Et en parlai à mes chers seigneurs qui pour le temps régnoient, monseigneur le duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hollande, de Zélande et sire de Frise, et à monseigneur Guillaume son fils, pour ces jours comte d’Ostrevant, et à ma très chère et honorée dame Jeanne, la duchesse de Brabant et de Luxembourg, et à mon très cher et grand seigneur, monseigneur Enguerrand, sire de Coucy, et aussi à ce gentil seigneur le chevalier de Gommignies, lequel, de sa jeunesse et de la mienne, nous étions vus en Angleterre en

  1. Bajazet Ier, qui commença à régner en 1391.
  2. Holyhead.
  3. Haverford.