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LIVRE IV.

dormi, je retournai en l’hôtel de l’archevêque de Cantorbie où il étoit logé, et trouvai messire Thomas de Percy qui s’ordonnoit et faisoit ses gens ordonner pour chevaucher, car le roi vouloit chevaucher et venir gésir à Espringhe[1], dont au matin il étoit parti. Je demandai au dit messire Thomas conseil de mes besognes. Il me dit et conseilla que pour l’heure je ne fisse nul semblant de ma venue ; mais me misse en la route du roi, toujours me feroit-il bien loger, tant que le roi seroit assis en le pays où il alloit et il seroit, et tout son hôtel, dedans deux jours. C’étoit en un bel châtel et délectable, séant en la comté de Kent, et l’appeloit-on Ledes[2].

Je me ordonnai sur ce conseil et me mis au chemin ; et vins devant à Espringhe, et me logeai et fus logé d’aventure en un hôtel auquel il avoit logé un gentil chevalier d’Angleterre de la chambre du roi. Mais il étoit là demeuré derrière, au matin quand le roi se départit de la ville, pour un petit de douleur de chef qui prise lui étoit par nuit. Pour ce que le chevalier, lequel on nommoit messire Guillaume de l’Île, me vit étranger et des marches de France, car toutes gens de la Langue d’oil, de quelque contrée ou nation qu’ils soient, ils les tiennent François ; si se acointa de moi et moi de lui, car les gentils hommes d’Angleterre sont sur tous courtois, traitables et acointables. Si me demanda de mon état et affaire, et je lui en recordai assez ; et tout ce que messire Thomas de Percy m’avoit dit et ordonné à faire. Il répondit à ce, que je ne pouvois avoir meilleur moyen, et que le vendredi au dîner, le roi seroit à Ledes, et là trouveroit venu son oncle le duc d’Yorch.

De ces nouvelles fus-je tout réjoui, pour ce que j’avois lettres au duc d’Yorch ; et aussi, de sa jeunesse et de la mienne, il m’avoit vu en l’hôtel du noble roi Édouard son père, et de madame sa mère ; si aurois par ce moyen plus de connoissance, ce me sembla, en l’hôtel du roi Richard.

Le vendredi au matin nous chevauchâmes ensemble, messire Guillaume de l’Île et moi ; et sus notre chemin je lui demandai s’il avoit été en ce voyage d’Irlande avecques le roi. Il me répondit, oil. Donc lui demandai ce qu’on appelle le Treu Saint-Patris[3], si c’étoit vérité ce que on en disoit. Il me répondit que oil ; et que lui et un chevalier d’Angleterre, le roi étant à Duvelin, y avoient été, et s’y étoient enclos à soleil esconsant, et là demeurèrent toute la nuit, et à lendemain issus à soleil levant. Donc lui demandai des merveilles et nouvelles dont on raconte et dit qu’on y voit, si rien en étoit. Il répondit et me dit : « Quand moi et mon compagnon eûmes passé la porte du cellier, que on appelle le Purgatoire Saint-Patris, et nous fûmes descendus trois ou quatre pas, car on y descend ainsi que à un cellier, chaleur nous prit en les têtes ; et nous assîmes sur les pas qui sont de pierre ; et nous assis, très grand’volonté nous vint de dormir, et dormîmes toute la nuit. » Donc lui demandai si, en dormant, ils savoient où ils étoient et quelles visions leur vinrent. Il me répondit et dit : que en dormant ils entrèrent en imaginations moult grandes et en songes merveilleux ; et véoient, ce leur sembloit, en dormant, trop plus de choses qu’ils n’eussent fait en leurs chambres sur leurs lits. Tout ce affirmoient-ils bien. « Et quand au matin nous fûmes éveillés on ouvrit l’huis, car ainsi l’avions-nous ordonné[4], et issîmes hors, et ne nous souvint tantôt de chose nulle que nous eussions vu ; et tenons tout ce à fantôme. »

De cette matière je ne lui parlai plus avant, et m’en cessai, car volontiers je lui eusse demandé du voyage d’Irlande et lui voulois parler et mettre à voie[5] ; mais routes d’autres cheva-

  1. Jones dit Ospringe.
  2. Leeds.
  3. Le trou ou purgatoire de Saint-Patrick. Dans une visite que je fis en 1818 dans le comté de Donnegal, j’y ai trouvé la ferveur pour ce pèlerinage aussi vive que jamais. Le purgatoire de Saint-Patrick est situé sur une fort petite île au milieu du lac Dergh, dans le comté de Donnegal, au nord de l’Irlande. Il consiste en une caverne de seize pieds de long sur deux de large, et si basse qu’un homme un peu grand ne saurait s’y tenir debout. C’est là, qu’après avoir jeûné pendant neuf jours et après une série infinie de processions et de génuflexions, les dévots viennent contempler les peines réservées aux âmes dans le purgatoire. Ils y restent pendant deux jours à ne prendre que de l’eau. Et là, si leur imagination troublée et leur corps affaibli ne leur donnent pas de visions, les moines des chapelles et couvens qui entourent le purgatoire peuvent aider au prestige.
  4. Les chevaliers pouvaient bien n’y passer qu’une nuit, surtout quand ils étaient anglais et avaient une bonne épée ; mais le peuple irlandais était obligé à bien d’autres cérémonies. Aussi avait-il des visions plus distinctes et plus variées.
  5. Froissart, quoique homme d’église, prend, comme on