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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

l’hôtel du roi et de la roine ; et aussi avoit fait le sire de Coucy et tous les nobles de France, qui à Londres tenoient ôtagerie pour la rédemption qui faite avoit été du roi Jean de France, si comme il est contenu en notre histoire et en ce livre bien derrière.

Ces trois seigneurs dessus nommés auxquels j’en parlai, et le sire de Gommignies et madame de Brabant, le me conseillèrent ; et me donnèrent toutes lettres adressans au roi et à ses oncles, réservé le sire de Coucy, car, pour ce qu’il étoit François, il n’y osa escripre, fors tant seulement à sa fille que pour lors on appeloit la duchesse d’Irlande. Et avois, de pourvéance, fait escripre, grosser et enluminer et recueillir tous les traités amoureux et de moralité, que au terme de trente-quatre ans je avois par la grâce de Dieu et d’amour faits et compilés[1] ; laquelle chose réveilloit grandement mon désir pour aller en Angleterre et voir le roi Richard d’Angleterre, qui fils avoit été au noble et puissant prince de Galles et d’Aquitaine ; car vu ne l’avois depuis qu’il fut tenu sur les fonts en l’église cathédrale de la cité de Bordeaux, car pour ces jours je y étois ; et avois intention d’aller au voyage d’Espaigne avecques le prince de Galles et les seigneurs qui au voyage furent ; mais quand nous fûmes en la cité de Dax, le prince me renvoya arrière en Angleterre devers madame sa mère. Si désirois ce roi Richard à voir, et messeigneurs ses oncles ; et étois pourvu d’un très beau livre et bien aourné, couvert de velours, garni et clos d’argent doré d’or, pour faire présent et entrée au roi. Et selon l’imagination que j’eus, j’en pris légèrement la peine et le travail, car qui volontiers fait et entreprend une chose, il semble qu’elle ne lui coûte rien. Et me pourvéis de chevaux et d’ordonnance, et passai la mer à Calais, et vins à Douvres le douzième jour du mois de juillet ; et quand je fus venu à Douvres, je n’y trouvai homme de ma connoissance du temps que j’avois fréquenté en Angleterre ; et étoient les hôtels tous renouvelés de nouvel peuple, et les jeunes enfans devenus hommes et femmes, qui point ne me connoissoient, ni moi eux.

Si séjournai là demi-jour et une nuit pour moi rafreschir, et mes chevaux ; et fut par un mardi ; et le mercredi, ainsi que sur le point de neuf heures, je vins à Saint-Thomas de Cantorbie voir la fierté et le corps saint[2] et la tombe du noble prince de Galles, qui là est enseveli très richement. Je ouïs la haute messe et fis mon offrande au corps saint, et puis retournai dîner à mon hôtel. Si entendis que le roi d’Angleterre devoit là venir le jeudi en pélerinage ; et étoit retourné d’Irlande où il avoit été en ce voyage bien neuf mois ou environ ; et volontiers visitoit l’église Saint-Thomas de Cantorbie, pour la cause du digne et honoré corps saint, et que son père y étoit ensepveli. Si avisai que je attendrois là le roi y comme je fis. Et vint à lendemain à très grand arroi et bien accompagné de seigneurs, de dames et de damoiselles ; et me mis entre eux et entre elles, et tout me sembla nouvel ; ni je n’y connoissois âme, car le temps étoit bien changé en Angleterre depuis le terme de vingt-huit ans ; et là, en la compagnie du roi, n’avoit nul de ses oncles, car le duc de Lancastre étoit en Aquitaine et les ducs d’Yorch et de Glocestre étoient autre part. Si fus du premier ainsi que tout ébahi ; car encore, si j’eusse vu ni trouvé un ancien chevalier qui vivoit, lequel fut des chevaliers et de la chambre du roi Édouard d’Angleterre, et étoit, pour le présent dont je parle, encore des chevaliers du roi Richard d’Angleterre et de son plus étroit et espécial conseil, je me fusse réconforté et me fusse tiré devers lui. Le chevalier on le nommoit messire Richard Stury. Bien demandai pour lui si il vivoit. On me dit, oil. Mais point n’étoit là, et séjournoit à Londres. Donc m’avisai que je me trairois devers messire Thomas de Percy, grand sénéchal d’Angleterre qui là étoit : si m’en acointai, et le trouvai doux, raisonnable et gracieux ; et se offrit pour moi à présenter mon corps et mes lettres au roi. De ces promesses je fus tout réjoui ; car aucuns moyens convient avoir, avant que on puisse venir à si haut prince que le roi d’Angleterre. Et alla voir en la chambre du roi si il étoit heure ; mais il trouva que le roi étoit retrait pour aller dormir ; et ainsi il me dit que je me retraisse à mon hôtel. Je le fis ; et quand le roi eut

  1. J’ai publié les meilleures de ces pièces dans le volume intitulé Poésies de Froissart. On trouve dans ce volume, à la suite du livre iv, celles des Poésies de Froissart qui sont relatives à sa propre vie.
  2. Le corps de Thomas Becket, devenu saint Thomas de Canterbury.