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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

À la parole et promotion de leur frère obéirent tous les trois Turcs, et dirent bien que sa parole seroit crue et faite. Si s’ordonnèrent sur ce parti ; et le siége fut mis à grand’puissance et par bonne ordonnance devant la cité de Nicopoli ; et étoient les chrétiens bien cent mille hommes.

Ainsi se fit le siége en celle saison du roi de Honguerie et des chrétiens devant la cité de Nicopoli en Turquie ; et Corbadas de Brehappe, et Maladius son frère, se vinrent bouter dedans ; dont ceux de la cité furent tous réjouis. Balachins demeura en Brehappe pour garder le chastel ; et Ruffin, quand il sçut que heure fut, il se mit au chemin et éloigna de nuit l’ost des chrétiens, car bien connoissoit le pays ; et prit le chemin du bras Saint-George pour là passer outre et pour ouïr et avoir nouvelles de l’Amorath-Baquin.

Bien est vérité que le roi Basaach étoit au Quaire avecques le soudan de Babylone pour avoir gens, et là le trouva le Turc dessus nommé. Quand le roi Basaach le vit, si fut tout émerveillé ; et pensa tantôt qu’il y avoit de grandes nouvelles en Turquie. Si l’appela, puis lui demanda comment on se portoit en Turquie. « Monseigneur, répondit-il, on vous y désire moult à voir et avoir, car le roi de Honguerie à puissance a passé la Dunoe et est entré en Turquie, et y ont fait ses gens moult de desrois, et ars et assailli cinq ou six villes fermées des vôtres ; et quand je me départis de Brehappe ils tiroient tous à aller devant Nicopoli. Corbadas mon frère, et Maladius s’y sont boutés, atout gens d’armes, pour l’aider à défendre et garder. Et sachez qu’en la route et compagnie du roi de Honguerie a plus belles gens et les mieux armés et à point, qui leur sont venus et issus de France, que on puisse voir. Si vous convient entendre à ce, et émouvoir votre ost, et semondre vos amis et gens, et retourner en Turquie mettre vos ennemis les chrétiens outre la Dunoe par puissance ; car si grand’puissance ne le fait, vous n’en viendrez point à chef. » — « Quel nombre de gens sont-ils, » demanda l’Amorath-Baquin. « Ils sont plus de cent mille, répondit le Turc, et la plus belle gent du monde, les mieux armés et tous à cheval. »

À ces paroles ne répondit pas l’Amorath-Baquin, mais entra en la chambre du soudan et laissa le Turc qui ces nouvelles avoit apportées entre ses gens, et recorda toute l’affaire et ordonnance, ainsi comme il étoit informé de son chevalier, au soudan. Donc dit le soudan : « Il y convient pourvoir ; vous aurez gens assez pour résister à l’encontre d’eux, car il nous faut défendre notre loi et héritage. » — « C’est voire, répondit l’Amorath-Baquin ; or sont mes désirs venus, car je ne désirois autre chose, fors que je pusse le roi de Honguerie et sa puissance tenir outre la Dunoe et au royaume de Turquie. À ce premier je les lairrai un peu convenir, mais en la fin ils paieront leur écot, et de tout ce que j’ai été signifié, plus a de quatre mois, par mon grand ami le seigneur de Milan, lequel m’envoya ostours[1], gerfaus[2] et faucons, douze, les plus beaux et meilleurs que je visse oncques. Avec ces présens il m’escripsit par nom et par surnom tous les chefs des barons de France qui me devoient venir voir et faire la guerre, et dénomma les seigneurs dessus escripts par leurs noms et surnoms ; premièrement Jean de Bourgogne, fils ains-né du duc de Bourgogne ; après, Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France ; Jean de Bourbon, comte de la Marche ; Henry et Philippe de Bar, cousins prochains au roi de France ; Enguerrant, seigneur de Coucy et comte de Soissons ; Boucicaut l’ains-né, maréchal de France ; Guy de la Tremoille, seigneur de Sully ; Jean de Viennes, amiral de mer pour le roi de France. Et contenoient les lettres ainsi, que si j’avois ceux que je nomme en mon danger, ils me vaudroient un million de florins. Avec tout ce qu’ils y doivent être en leur compagnie du royaume de France ou des tenures de France plus de cent chevaliers, tous vaillans hommes. Et m’écrit bien le sire de Milan, que si nous avons la bataille, ainsi que nous aurons, nous n’y pouvons faillir, car je leur irai au devant à puissance, que j’aie art, avis et très bonne ordonnance pour eux combattre, car ce sont gens de si grand fait et tant vaillans aux armes que point ne fuiront tous les moindres pour mourir. Et sont issus, ce m’a écrit le sire de Milan, de leur nation par vaillance et pour trouver les armes. Et de tout ce faire je leur sais bon gré ; et accomplirai leur désir dedans trois

  1. Autours.
  2. Sorte d’oiseaux de proie.