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LIVRE IV.

ville de la Quaire[1], et là s’arrêtèrent ; et y furent quinze jours avant qu’ils la pussent avoir. Toutefois finablement ils la conquirent par assaut ; et fut toute détruite ; et puis passèrent outre, et trouvèrent une autre ville et fort chastel que on dit Brehappe[2] en la Turquie ; et la gouverne et maintient un chevalier turc qui en tient la seigneurie ; et pour lors que les chrétiens vinrent devant il y étoit à grands gens de défense.

Le roi de Honguerie se logea à tous ses Hongrès à une lieue près, pour la cause de ce qu’il y avoit une rivière, et devant Brehappe n’en y a point, et les comtes de Nevers, d’Eu, de la Marche, les sires de Coucy, Boucicaut, de Saint-Py, Regnault de Roye, Henry de Bar, son frère, Philippe de Bar, et les François, où bien avoit mille chevaliers et écuyer. Et jà étoit le comte de Neves chevaliers, car le roi de Honguerie le fit chevalier sitôt qu’il entra en la Turquie et leva bannière. Et ce jour qu’il fut fait chevalier il en y eut faits plus de trois cents. Tous ceux que je vous nomme et leurs routes vinrent devant Brehappe, et l’assiégèrent, et conquirent fait et de force sur le terme de quatre jours ; mais ils n’eurent pas le chastel car il étoit trop fort. Le sire de Brehappe sauva moult de ses gens par la force du chastel ; et étoit nommé, ce m’est avis, Corbadas, et moult vaillant homme ; et avoit trois frères : l’un avoit nom Maladius, le second Balachins et le tiers Ruffin.

Depuis la prise de Brehappe furent les chrétiens devant le chastel sept jours, et y livrèrent aucuns assauts, mais plus y perdirent qu’ils n’y gagnèrent ; car les quatre frères, tous chevaliers Turcs, qui dedans étoient, montroient bien à la défense qu’ils étoient vaillants hommes. Quand les seigneurs de France eurent bien imaginé la force du chastel et l’ordonnance de ceux de dedans, comment vaillamment ils se défendoient quand on les assailloit, si virent bien qu’ils perdoient leur peine ; et se délogèrent, car ils entendirent que le roi de Honguerie vouloit aller mettre le siége devant la cité de Nicopoli. Ainsi se défit le siége de Brehappe ; et demeurèrent pour celle saison le chastel et ceux qui dedans étoient en paix. Mais la ville fut toute arse ; et se retrait le comte de Nevers et tous les seigneurs de Franee en l’ost du roi de Honguerie et de ses maréchaux qui s’ordonnoient pour aller devant Nicopoli.

Quand Corbadas de Brehappe se vit dessiégé des François, si fut tout réjoui, et dit : « Nous n’avons plus garde pour celle saison ; si ma ville est arse et exillée elle se recouvrera. Mais d’une chose ai grand’merveille ; car il n’est nulles nouvelles que nous oyons de notre sire le roi Basaach dit l’Amorath-Baquin, car il me dit, la dernière fois que je le vis et parlai à lui en la cité de Nicopoli en Turquie, qu’il seroit ci en cette contrée dès l’entrée du mois de mai ; et avoit intention, et sur ce il étoit tout fondé et ordonné, de passer à puissance le bras Saint-George pour venir en Honguerie combattre les chrétiens. Et ainsi l’avoit-il mandé au roi de Honguerie ; et rien n’en a fait. Et sur ce se sont les Hongrès fortifiés et ont pour le présent grand confort et secours de France ; et ont par vaillance passé la rivière de la Dunoe et sont entrés en la Turquie ; et détruisent et détruiront la terre de l’Amorath-Baquin, car nul ne résistera à l’encontre d’eux ; ils y sont trop forts entrés. Et tiens sûrement qu’ils iront mettre le siége devant Nicopoli ; la cité est forte assez pour lut tenir au siége un grand temps, mais qu’elle soit bien défendue et gardée. Nous sommes nous quatre frères chevaliers, et du lignage au roi de Basaach ; si devons, et sommes tenus, d’entendre à ses besognes ; pourquoi nous ordonnerons par la manière que je vous dirai. Moi et Maladius mon frère, irons en la cité de Nicopoli pour l’aider à garder et défendre ; et Balachins demeurera ci pour garder et soigner du chastel de Brehappe ; et je ordonne Ruffin, mon quart frère, à chevaucher outre et à passer le bras Saint-George, et tant faire et exploiter qu’il trouve l’Amorath-Baquin, et lui recorde véritablement tout ce qu’il aura vu et laissé derrière ; et lui dise par telle manière que l’Amorath-Baquin l’entende et s’y incline pour son honneur et pour garder et défendre son héritage ; et vienne si fort que pour résister à l’encontre des chrétiens, et rompre et briser leur emprise et leur puissance ; autrement il reperdra le royaume d’Arménie qu’il a conquis, et tout son pays aussi ; car à ce qu’on peut sentir et imaginer, le roi de Honguerie et les chrétiens sont escueillis à faire un grand fait. »

  1. Je ne reconnais pas cette ville.
  2. Ce lieu m’est également inconnu.