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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

gneuries, qui se voulsist lever ni aller au contraire d’eux, ils en prinssent si cruelle vengeance que pour eux détruire et tout le lignage ; et plusieurs en détruisirent en leur temps pour exemplier les autres. Ni en toutes les cités, chastels et bonnes villes de messire Galéas et Barnabo nul n’avoit rien si ils ne vouloient. Et tailloient un riche homme trois ou quatre fois en l’an. Et disoient que Lombards sont trop orgueilleux et présomptueux en leurs richesses et ne valent rien, si ils ne sont tenus en subjection. Et bien les y tinrent, car nul ne les osa courroucer ni contredire à chose qu’ils voulsissent faire, dire ni commander. Et se marièrent les deux frères Galéas et Barnabo, grandement et hautement ; mais ils achetèrent leurs femmes de l’avoir de leur peuple. Messire Galéas eut à femme Blanche, la sœur au bon comte de Savoie[1] ; mais avant qu’il l’épousât il en paya au comte cent mille ducats. Messire Barnabo se maria en Allemagne à la sœur du duc de Bresvich[2], et n’en paya point moins. Ces deux frères eurent beaucoup d’enfans, et les marièrent grandement et richement pour avoir plusieurs fortes alliances. Messire Galéas eut un fils, qu’on appela Galéas ; si entendit que le roi Jean de France, quand il fut issu hors d’Angleterre et remis à trente cent mille francs de rédemption, que le premier payement on ne le savoit bonnement où prendre. Si fit traiter devers le roi et son conseil comment il pourroit avoir une de ses filles pour Galéas son fils[3]. On entendit à ces traités, pourtant que on le sentit fondé et pourvu de grand’finance. Il acheta la fille du roi Jean six cent mille francs qui furent tournés en payement devers le roi d’Angleterre ; et parmi tant son fils épousa la fille du roi Jean ; et lui fut donné en mariage le comté de Vertus en Champagne. De ce fils et de celle fille issirent fils et fille. La fille par force d’argent eut épousé le fils second du roi Charles de France, lequel on appeloit Louis et fut duc d’Orléans, comte de Blois et de Valois ; mais le mariage coûta au comte de Vertus, père d’icelle dame, dix cent mille francs ; et en fut acceptée la comté de Blois, et achetée au comte Guy de Blois, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire.

Messire Galéas et messire Barnabo en leur vivant furent toujours trop bien d’accord, ni oncques ne se discordèrent, ni leurs gens ensemble, et pour ce régnèrent-ils en grand’puissance. Et ne put oncques nul avoir raison d’eux, ni pape, ni cardinaux, ni l’empereur qui leur fit guerre, fors le marquis de Montferrat ; mais ce fut par le moyen de messire Jean Hacoude[4], Anglois, et des routes des Compagnies qu’il vint quérir en Provence, et les mena en Lombardie, et en fit sa guerre.

Après la mort de Galéas, régna le comte de Vertus, son fils, nommé Galéas, en grand’puissance ; et se fit au commencement de son règne moult aimer en Lombardie, et montra ordonnance de simple homme et prud’homme ; car il ôta toutes males coutumes élevées en ses seigneuries lesquelles son père avoit mis sus ; et fut tant aimé et renommé de bonne grâce que tous en disoient bien. Et quand il vit son point il montra le venin que moult avoit gardé long-temps et porté dans son cœur ; car il fit un jour sur les champs faire une embûche où fut pris et saisi messire Barnabo, son oncle, qui rien n’y pensoit et qui de son neveu trop bien être cuidoit ; et lui fut dit en prenant : « Il y a assez d’un seigneur en Lombardie. » Il n’en put autre chose avoir, car la force n’étoit pas sienne ; et fut détourné et mené en un chastel, et le fit son neveu mourir, je ne sais comment.

Ce messire Barnabo avoit de beaux enfans, dont la roine de France est fille de l’une de ses filles, laquelle eut épousé le duc Étienne de Bavière ; et les enfans, fils et filles, qu’il put happer et avoir, il les fit emprisonner, et saisit toutes les seigneuries que Barnabo tenoit ; et les ajouta et attribua avec les siennes ; et régna en grand’puissance d’or et d’argent ; car il remit sus les matières dont on le forge et assemble en Lombardie et ailleurs, là où on use de tels coutumes. Ce sont impositions, gabelles, subsides, dîmes, quatrièmes et toutes extorsions sur le peuple. Et se fit craindre trop plus que aimer. Et tint l’opinion et erreur de son père, car ils disoient et maintenoient que jà ne adoreroient ni creroient en Dieu qu’ils pussent. Et ôta d’ab-

  1. Aimon, comte de Savoie. Elle épousa Jean Galéas II, qui mourut le 4 août 1378.
  2. Brunswick.
  3. Ce fut au contraire le père de Galéas dont il est question ici qui épousa la fille du roi Jean.
  4. Hawkwood.