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LIVRE IV.

bayes et prieurés grand’foison de leurs revenues, et les attribua à lui ; et dit que les moines étoient trop délicieusement nourris de bons vins et de délicieuses viandes, par lesquels délices et superfluités ils ne se pouvoient relever à minuit ni faire leur office, et que Saint Benoît n’avoit point ainsi tenu l’ordre de religion ; et les remit aux œufs et au petit vin pour avoir claire voix et chanter plus haut. Et se firent le père et le fils, et messire Barnabo, tant qu’ils vécurent, aussi comme pape en leurs seigneuries ; et firent moult de dépits et cruautés à personnes d’église ; ni ils n’écoutoient de rien à nulle sentence de pape. Et par espécial, depuis les jours du scisme qu’ils se nommèrent deux papes qui excommunioient l’un l’autre, les seigneurs de Milan ne s’en faisoient que moquer. Et à leur propos aussi faisoient moult d’autres seigneurs de par le monde.

La fille de ce messire Galéas qui s’escripsoit duc de Milan, laquelle étoit duchesse d’Orléans, tenoit moult du père et rien de sa mère qui fille avoit été du roi Jean de France, car elle étoit envieuse et convoiteuse sur les délices et les états de ce monde ; et volontiers eût vu que son mari, le duc d’Orléans, fût parvenu à la couronne de France, ne lui chailloit comment. Et couroit sur li fame et esclandre générale, que toutes les infirmités que le roi de France avoit eues, et encore moult souvent avoit, dont nul médecin ne le pouvoit ou savoir conseiller, venoient de li et par ses arts et ses sorts. Et ce qui découvrit trop grandement ses œuvres, je le vous dirai, et qui mit tout ceux et celles qui parler en oyoient en grand suspecion. Celle dame dont je parle, nommée Valentine, duchesse d’Orléans, avoit pour lors un fils de son mari, bel enfant et de l’âge du Dauphin de Vienne, fils au roi de France, Une fois ces deux enfans étoient en la chambre de la duchesse d’Orléans et s’ébattoient ensemble ainsi que enfans font. Une pomme tout envenimée fut jetée tout en rondelant sur le pavement et le plus devers le Dauphin, car on cuida qu’H la dût prendre, mais non fit, par la grâce de Dieu qui l’en garda. L’enfant à la duchesse, qui nul mal n’y pensoit, courut après et la happa, et sitôt qu’il la tint, il la mit en sa bouche ; et lors qu’il eut mors dedans, il fut tout envenimé et mourut là ; ni oncques on ne l’en put garder. Ceux qui avoient Charles le Dauphin à garder le prirent et menèrent. Oncques puis ne rentra en la chambre de la duchesse. De celle aventure issirent grands murmurations parmi la cité de Paris, et ailleurs aussi ; et en fut de tout le peuple celle duchesse escandalisée. Et tant que le duc d’Orléans s’en aperçut ; car commune renommée couroit à Paris que si on ne l’ôtoit de de-lez le roi, on l’iroit quérir de fait et seroit morte ; car on disoit qu’elle vouloit empoisonner le roi et ses enfans. Et jà l’avoit-elle bien ensorcelé, car le roi en ses maladies ne vouloit point voir la roine ni reconnoître, ni nulle femme du monde, fors celle duchesse[1]. Donc pour celle doute et pour ôter l’esclandre, il même, sans contrainte de nully, la mit hors de l’hôtel de Saint-Pol à Paris, et l’envoya en un chastel qui sied sur la côtière de Paris, au chemin de Beauvoisis, que on dit Anières. Et fut là un grand temps, ni point n’issoit hors des portes du chastel. Et de là elle fut transmuée, et mise et envoyée au Neuf-Chastel sur Loire. Et l’avoit le duc d’Orléans, son mari, accueillie en grand’haine pour la cause de l’aventure qui étoit de son fils ; mais ce qu’il en avoit encore de beaux enfans lui brisoit assez ses mautalens.

Ces nouvelles s’épartirent jusques à Milan ; et en fut informé messire Galéas, comment sa fille étoit demeurée et en grand danger ; si en fut durement courroucé sur le roi de France et son conseil ; et envoya suffisans messages, messire Jacqueme de la Verme et autres à Paris, devers le roi et son conseil, en excusant sa fille et remontrant, s’il étoit nul corps de chevalier qui la voult amettre de trahison, il le feroit combattre jusques à outrance.

Pour lors que ces ambassadeurs vinrent à Paris, le roi de France étoit en bon point ; mais il ne fit compte des paroles, des excusances, ni des messagers du duc de Milan, et furent répondus moult brièvement. Quand ils virent ce, ils retournèrent en Lombardie et recordérent au duc de Milan tout ce qu’ils avoient vu et trouvé. Or fut le sire de Milan plus courroucé que devant ; et tint ce à grand blâme ; et envoya défier le roi et tout le royaume de France entiè-

  1. Le moine de Saint-Denis réfute avec raison ces absurdes accusations d’empoisonnement de la part d’une personne telle que Valentine de Milan, et attribue la maladie du roi à sa cause naturelle, les débauches de sa jeunesse.