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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

nance des marchands jennevois et autres qui en étoient demeurés et en avoient fait leur dette, les deux chevaliers de par le duc de Bourgogne, pour faire et poursuivre ces traités ainsi comme dit est, messire Guiselbrecht de Luirenghien et messire Jacques de Helly, qui grand désir avoient de retourner en France, de réjouir le roi, le duc de Bourgogne et la duchesse sa femme et tous leurs amis, à recorder ces bonnes nouvelles, prirent congé à l’Amorath et à ceux de son hôtel que le mieux connoissoient. Et prirent adonc ledit Amorath en si bon point que très liement leur donna ; et avec tout ce il ordonna que des deux cent mille florins, lesquels il devoit avoir si comme dessus est dit, les deux chevaliers eussent vingt mille en amendriant la somme, et on fit de tout quittance devers les marchands qui ses débiteurs étoient. Et considéra le gentil roi Basaach les peines et travaux qu’ils en avoient eu ; et aussi, ainsi que j’ai jà dit, le souverain de Flandres étoit grandement entré en sa grâce.

Les deux chevaliers remercièrent le roi grandement de ce don, ce fut raison, et prirent de tous points congé à lui, et après aux seigneurs de France. Quand ils se furent partis du roi et revenus à Burse, et ces congés pris, ils se mirent au retour et laissèrent là encore le comte de Nevers et les barons de France en la ville de Burse, car ils attendoient les seigneurs de Mathelin et d’Abyde qui par mer les devoient venir quérir en leur gallées ; et se mirent les deux chevaliers en une gallée passagère non pas trop grande pour venir à Mathelin. Au département du port là où ils montèrent, le temps étoit bel, coi et assez attrempé ; mais quand ils furent esquiffés[1] en la mer, le vent se changea ; fortune monta ; ils furent trop malement tempêtés et for-menés, et tant que messire Guiselbrecht fut si fort et durement travaillé du corps et de la santé qu’il prit si grande maladie sur la mer qu’il mourut avant qu’il pût parvenir à Mathelin. De laquelle mort et aventure messire Jacques de Helly fut moult courroucé, mais amender ne le put ; et se mit au retour avecques sa compagnie, et tout par mer, en une gallée de Venise, et passa en Rhodes ; et tout partout où il venoit et passoit, il prononçoit la venue et délivrance du comte de Nevers et des barons de France. Desquelles nouvelles les seigneurs de Rhodes furent moult réjouis. Et tant fit ledit chevalier qu’il retourna en France et recorda au roi, au duc et à la duchesse de Bourgogne ces nouvelles, lesquelles furent moult plaisans à tous seigneurs et dames ; et recordèrent grand bien du dit chevalier messire Jacques de Helly, de la peine et diligence qu’il avoit eu en celle besogne procurant.

Quand la rédemption du comte de Nevers et des seigneurs de France fut menée si avant que sur le point et état que vous savez et avez ouï dire, et que l’Amorath se tint à content de toutes choses, il s’avisa que, avant le département des seigneurs, il les feroit tenir plus au large et à leur aise que devant, c’étoit raison, car plus n’étoient ses prisonniers ; et leur remontreroit et feroit remontrer une partie de ses puissances et états ; lesquels, à ce qu’il me fut dit, étoient moult grands outre mesure, tant que de tenir grand peuple tous les jours autour de lui. Si furent envoyés quérir par notables hommes de son hôtel le comte de Nevers et tous les autres ; et quand ils furent venus, le roi leur fit bonne chère et lie, et les accueillit ; et fit avoir ordonnance et délivrance à cour de tout ce qui leur faisoit mestier selon l’usage du pays ; et parloit tous les jours le roi au comte de Nevers bien et largement, voire par le moyen d’un latinier[2] qui remontroit les paroles de l’un à l’autre. Et honoroit assez grandement le roi le comte de Nevers, car il savoit bien qu’il étoit ou devoit être un grand seigneur en France et fils d’un grand seigneur, et de ce étoit-il tout informé ; et bien l’avoit vu et trouvé en vérité par les grands pourchas lesquels on avoit faits pour lui et la grand’somme de deniers dont on l’avoit rachaté ; car du rachat il se tint pour content, parmi le bon moyen des pleiges qu’il en avoit, à payer la rédemption et finance ; et y eut un million de florins et outre.

Le comte de Nevers qui en la cour et poursuite, et tous les seigneurs de France, étoient, s’émerveilloient de l’Amorath, du grand état qu’il tenoit ; et faisoit ce moult à émerveiller ; et se

    tois. Micalici ou Michalizi est le nom d’une ville et d’une province à dix milles du lac Lopadium et de la ville du même nom que les Grecs appellent Lupadi et les Turcs Vlufat. Brousse est à deux journées de chemin de là. »

  1. Embarqués, du mot esquif.
  2. Interprète.