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LIVRE IV.

d’Abyde, deux grands barons de Grèce et assez en la grâce et amour de l’Amorath, s’en ensoignoient, et tout pour complaire au roi de France ; car sans ce moyen ils n’en eussent rien fait. Et pourtant que la Turquie est un grand pays et mal à main pour errer et chevaucher hommes et seigneurs qui ne l’ont point appris et accoutumé, quand l’Amorath descendit à ce qu’il entendit aux traités de délivrance, regardé fut en son conseil que on amèneroit tous les prisonniers françois en la ville de Burse[1] en Turquie et là se conclueroient les traités. Si y furent amenés les dits seigneurs de France, dont il y avoit jusques à vingt-cinq. Mais en venant et en amenant jusques là, les barons turcs qui guides et gardes en étoient, leur firent moult de peine et les battirent et travaillèrent assez, car ils les avoient bassement et faiblement montés ; si ne pouvoient aller que le pas, et pour ce étoient-ils battus. Et tout volontiers avoient ce fait les Turcs, car ils véoient bien et entendoient qu’ils seroient délivrés, dont il leur ennuyoit grandement.

Quand ils furent venus et amenés, ainsi que je vous dis, en la ville de Burse en Turquie, les seigneurs et traiteurs, qui là étoient de par le duc de Bourgogne et de par le roi de Chypre, les Vénitiens et Jennevois les recueillirent doucement ; et furent un petit plus à leur largesse et aise qu’ils n’eussent été ès prisons de l’Amorath. Mais nonobstant tout ce que ils fussent là, et qu’ils entendoient bien et véoient qu’on rendoit grand’peine à leur délivrance, si étoient-ils toujours prisonniers, et gardés si près que n’avoient pas la quarte partie de leurs volontés. Entre les autres seigneurs traiteurs qui là étoient et qui des traités s’en ensoignoient, l’Amorath véoit et oyoit volontiers parler le souverain de Flandre messire Guiselbrecht de Luirenghien car on lui avoit dit, et par espécial messire Jacques de Helly l’avoit informé, que le duc de Bourgogne espécialement l’avoit là envoyé, et étoit le plus privé de son conseil, et pour ce s’inclinoit-il à lui. L’Amorath étoit en un très beau manoir de-lez Burse venu et descendu, et là venoient les traiteurs parler et besogner à lui ; et tant fut traité, parlementé et proposé que la rédemption des vingt-cinq seigneurs fut mise en somme ; et dut avoir l’Amorath deux cent mille ducats ; de laquelle somme les sires de Mathelin et d’Abide en Grèce et les marchands de Jennèves et de Scie faisoient leur dette, et en demeuroient au dit Amorath ; et le comte de Nevers juroit et scelloit pour tous, devers les marchands, que lui venu à Venise, jamais de là ne se partiroit si seroient tous satisfaits.

Ainsi se portèrent les traités ; mais avant qu’ils fussent tous conclus et accomplis, le comte d’Eu fut si débilité de maladie et altéré des ans et viandes dures et étranges qu’il eut lesquelles il n’avoit pas appris, que à Haute-Loge[2] en Grèce, là où il se tenoit avecques les autres, il mourut et trépassa de ce siècle, dont tous les seigneurs et compagnons furent moult courroucés, mais amender ne le pouvoient. Si fut le dit messire Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France, après ce qu’il fut mort, vidé et embaumé et en tel état en un sarcus rapporté en France et ensepveli en l’église de Saint-Laurent d’Eu, et là gît[3].

Quand l’Amorath se fut tenu du tout content de la somme dessus dite par le moyen et ordon-

  1. Brousse en Bythinie.
  2. Je ne puis trouver ce lieu. Il mourut à Michalizi, à dix milles de Lupadi, appelé par les Turcs Vlufat. Est-ce cette ville de Lupadi qu’il change en Haute-Loge ? Voyez la note suivante.
  3. Ismaël Bulliard, dans ses Commentaires sur l’histoire de Michel Ducas, page 229, in-fol., donne la note suivante relative au comte d’Eu.

    « Nos historiens sont en contradiction en ce qui concerne la mort de Philippe d’Artois, prince du sang royal, comte d’Eu et connétable de France, et le lieu où il périt, avec les monumens que l’on voit encore à Constantinople. Les frères Sainte-Marthe, dans leur généalogie de la maison de France, livre xxx, rapportent, probablement sur l’autorité de Froissart, que Philippe d’Artois mourut à Burse ou Brousse, le 3 juin, et que son corps fut transporté en France et placé dans le chœur de l’église du monastère et de l’abbaye de Saint-Laurent d’Eu. Étant moi-même à Constantinople pendant les mois de février, de mars et d’avril 1747, j’ai vu dans le couvent de Saint-François de Galata, dans une chapelle contiguë au péristyle ou cloître, le tombeau de ce prince, en marbre, sur lequel est gravée l’inscription suivante en lettres gothiques :

    SEPULCHRUM MAGNIFICI DOMINI PHILIPPI DE ARTOES, COMITIS DE EV, ET CONESTABILIARII FRANCIÆ, QUI OBIIT IN MICALILI MCCCLXXXXVII DIE XV JUNII IN qo EST CARNE SUA. ANIMA CUJUS REQUIESCAT IN PACE.

    « Cette épitaphe est séparée en deux par une croix. Sur le côté on voit les armes de France, alors composées de fleurs de lis en nombre indéterminé, avec la triple bande sur le haut de l’écusson, particulière à la maison d’Ar-