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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sin, dit le roi qui mua couleur, pouvez-vous ce savoir ? » — « Je le sais bien, répondit le comte Maréchal, tant que pour l’heure je ne vous en parlerai plus avant. Mais afin que vous y pourvéez et remédiez hâtivement, faites à celle Pâques qui vient une fête solemnelle, et mandez tous ceux de votre lignage qui sont en Angleterre qui soient à celle fête et point ne oubliez à mander le comte Derby, et vous orrez nouvelles qui vous seront assez étranges et desquelles vous ne vous donnez nulle garde maintenant. Si vous touchent-elles de moult près. » Le roi demoura sur ces paroles moult pensif, et pria au comte Maréchal qu’il lui voulsist autrement éclaircir ; et bien lui pouvoit dire, car il le tiendroit en secret. Je ne sais pas si adonc il lui dit, mais le roi n’en fit nul semblant et laissa le comte Maréchal convenir et procéder avant en son opinion ; et en avint ce que je dirai. Le roi d’Angleterre fit à savoir que le jour de la Pâque-Fleurie, en son manoir à Eltem il vouloit tenir une fête solemnelle ; et que tous ceux de son lignage et de son sang fussent à la dite fête ; et par espécial il en pria ses deux oncles le duc de Lancastre et le duc d’Yorch et leurs enfans, lesquels, comme ceux qui n’y pensoient que tout bien, y vinrent en bon arroy.

Quand ce vint le jour de la dite fête tenue à Eltem, après dîner, et le roi retrait en sa chambre de parement, et ses oncles et tous les seigneurs avecques lui, ils n’eurent pas là longuement séjourné que le comte Maréchal, pourvu de ce qu’il devoit dire et faire, s’en vint devant le roi et se mit à genoux, et dit ainsi : « Très cher sire, et redouté, je suis de votre sang et votre homme lige et maréchal d’Angleterre ; si suis de foi et de serment trop grandement tenu envers vous ; et ai juré de ma main en la vôtre que je ne dois ni puis être en lieu ni place là où on puist rien dire qui touche à nul vice ni malice à l’encontre de votre majesté royale ; et là où je le cèlerois ni dissimulerois, par quelconque voie que ce fût, je serois et devrois être tenu à faux, mauvais et traître, laquelle chose je ne veuil pas être, mais moi acquitter envers vous en tous états. » Le roi d’Angleterre assit son regard sur lui, et demanda : « Pourquoi dites-vous ces paroles, comte Maréchal ? nous le voulons savoir. » — « Mon très cher et très redouté seigneur, répondit le comte, je le dis pourtant que je ne veuil rien souffrir, ni celer chose qui soit préjudiciable à l’encontre de vous. Faites traire avant le comte Derby et je parlerai outre. » Adonc fut appelé du roi le comte Derby, et fit lever le comte Maréchal qui avoit parlé à lui à genoux.

Quand le comte Derby fut venu avant, qui nul mal n’y pensoit, le comte Maréchal dit ainsi : « Comte Derby, je vous dis que vous avez pensé mal et parlé autrement que vous ne dussiez contre votre naturel seigneur, monseigneur le roi d’Angleterre, quand vous avez dit qu’il n’est mie digne de tenir terre ni royaume, quand, sans loi et justice faire ni demander à ses hommes, il estorbe son royaume, et sans nul titre de raison met hors les vaillans hommes qui le doivent aider à garder et soutenir ; pourquoi je vous présente mon gage, et vous veuil prouver de mon corps contre le vôtre que vous êtes faux, mauvais et traître. » Le comte Derby fut tout esbahi de ces paroles et se trait arrière, et se tint tout droit une espace sans rien dire ni demander au duc son père, ni à ses hommes, quelle chose il devroit répondre. Quand il eut pensé un petit, il se trait avant et prit son chapperon en sa main, et vint devant le roi et le comte Maréchal, et dit : « Comte Maréchal, je dis que tu es faux, mauvais et traître ; et tout ce je prouverai mon corps contre le tien et velà mon gage. » Le comte Maréchal, qui se vit appelé, et avoit ouï les paroles, et montroit qu’il désiroit la bataille au comte Derby, leva le gage et dit : « Comte Derby, je mets votre parole à l’entente du roi et de tous les seigneurs qui sont ci. Et vous tournerai votre parole en bourde et la mienne en vérité. »

Adonc se trait chacun des comtes entre ses gens ; et furent là perdues contenances et ordonnances de donner vin et épices, car le roi montra qu’il fût grandement courroucé ; et se retrait dedans la chambre, et là s’enclouy ; et demeurèrent ses deux oncles dehors, et tous leurs enfans, et les comtes de Salsebery et de Hostidonne, frère du roi. Assez tôt après le roi fit appeler ces deux seigneurs et entrer en la chambre avecques lui. Quand ils furent venus, il leur demanda quelle chose étoit bonne à faire. De celle ordonnance ils répondirent : « Sire, faites venir votre connétable et nous le vous dirons. » Le connétable d’Angleterre, comte de Rostellant, fut tantôt appelé. Lui venu en la chambre du roi, on lui dit : « Connétable, allez hors et