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LIVRE IV.

parlez au comte Derby et au comte Maréchal, et les faites obliger que nul d’eux ne vuide ni parte hors du royaume d’Angleterre sans le congé du roi. » Le connétable fit ce dont il étoit chargé, et puis rentra dedans la chambre avecques le roi.

Vous devez bien croire et savoir que toute la cour pour la journée fut grandement troublée, et moult des seigneurs, barons et chevaliers courroucés de celle aventure, et grandement en secret blâmé le comte Maréchal. Mais ce qu’il avoit dit il ne pouvoit retraire ; et montroit par semblant qu’il n’en faisoit compte, tant étoit grand et haut, et de cœur orgueilleux et présomptueux ; et se départirent ces seigneurs ; et alla chacun en son lieu. Le duc de Lancastre, quel semblant qu’il montrât, étoit fort courroucé de ces paroles ; et lui étoit avis que le roi ne les dût pas avoir recueillies en la forme et manière qu’il fît, mais tournées à néant ; et ainsi étoit-il avis à la plus saine partie de tous les barons d’Angleterre. Le comte Derby s’en vint demeurer à Londres et tenir son état, car il y avoit son hôtel ; et furent pour lui pleiges le duc de Lancastre, son père, le duc d’Yorch son oncle, le comte de Northonbrelande, et moult de hauts barons d’Angleterre, car il y étoit bien aimé. Le comte Maréchal fut envoyé au chastel de Londres que on dit la Tour, et là tint son état. Et se pourvéirent ces deux seigneurs grandement de tout ce que pour le champ appartenoit. Et envoya le comte Derby grands messages en Lombardie devers le duc de Milan, pour avoir armures à son point et à sa volonté. Le dit duc descendit moult liement à la prière du comte Derby, et mit à choix un chevalier qui se nommoit messire François, que le comte Derby avoit là envoyé, de toutes ses armures pour servir le dit comte. Avec tout ce, quand le dit chevalier dessus nommé eut avisé et choisi toutes les armures, tant de plates que de mailles du seigneur de Milan, le dit seigneur de Milan d’abondance, et pour faire plaisir et amour au comte Derby, ordonna quatre les meilleurs ouvriers armoyers qui fussent en Lombardie aller en Angleterre avecques le dit chevalier pour entendre à armer à son point le comte Derby. Le comte Maréchal, d’autre part, envoya aussi en Allemagne, et là où il pensoit à recouvrer et être aidé de ses amis, et se pourvéit aussi moult grandement pour tenir la journée. Et coûtèrent à ces deux seigneurs cel état à mettre sus grandement, car tous deux s’efforçoient l’un pour l’autre ; et par espécial, trop plus coûtèrent les mises et poursuites à mettre sus grandement du comte Derby que du comte Maréchal. Et vous dis que le comte Maréchal, quand il emprit et commença celle besogne, cuida trop mieux être porté et conforté et aidé du roi d’Angleterre qu’il ne fut, car il fut dit au roi de ceux qui près de lui étoient : « Sire, vous n’avez que faire d’entremettre de celle besogne trop avant. Dissimulez et les laissez convenir ; ils se cheviront bien. Le comte Derby est tant aimé en ce pays que merveilles, et par espécial des Londriens ; et si les Londriens véoient que vous voulsissiez partie faire avecques le comte Maréchal contre le comte Derby, vous ne seriez pas bien en leur grâce et amour, mais la perdriez de tous points. » Le roi d’Angleterre concevoit assez ces paroles et savoit bien que on lui disoit vérité ; si s’en dissimuloit bonnement tant qu’il pouvoit, et les laissoit pourvoir d’armures et d’état chacun à son endroit.

Grands nouvelles furent en plusieurs contrées de ces défiances d’armes lesquelles étoient emprises en Angleterre être, entre le duc Derby et le comte Maréchal, et les faits d’armes faits jusques à outrance devant le roi et les hauts barons d’Angleterre. Et en parloient moult de gens en plusieurs manières. Aucuns disoient, et par espécial en France : « On les laisse convenir ! Ces chevaliers d’Angleterre sont trop orgueilleux ; et quoi qu’ils mettent et attendent, ils détruiront encore tous l’un l’autre, car c’est la plus perverse nation qui soit au monde, ni dessous le soleil. Et là dedans habitent et demeurent les plus présomptueux peuples. » Et autres gens disoient qui parloient plus sûrement : « Le roi d’Angleterre ne montre pas être sage ni bien conseillé, quand, pour paroles où il n’appartient nulles armes à faire, il laisse ainsi entrer en haine l’un sur l’autre deux si grands et si nobles hommes de son sang et lignage comme sont le comte Derby, son cousin germain, et le comte Maréchal. Et dût, selon l’avis et parole de moult de gens, avoir dit, quand les paroles vinrent premièrement devant lui : « Vous, comte Derby, vous, comte Maréchal, vous êtes tous deux de mon sang et lignage et aussi moult prochains ensemble. Je vous commande paix, et ne veuil que nulle haine ni rancune s’engendre ni nourrisse