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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/328

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pitaine et gouverneur ; et reprit là encore aucunes besognes qu’il avoit laissées derrière, et prit congé aux bourgeois de Calais. Au département il avoit ordonné son chemin tout tel qu’il le tiendroit ; et ne vouloit aller en France ni en Hainaut. Il n’y avoit que faire ; mais vint à Bruges, et là fut environ quinze jours ; et de Bruges à Gand, et à Malines ; et de Malines à Louvain ; et de Louvain à Sainteron, et puis à Trec-sur-Meuse, et puis à Aix, et de là à Cologne ; et là se tint un temps.

Nous nous souffrirons à parler de lui et parlerons du comte Derby, qui pareillement s’ordonna à issir hors d’Angleterre, ainsi que dit et sentence étoit du roi.

Quand le terme vint qu’il dut partir, il vint à Eltem devers le roi où étoient son père et son oncle le duc d’Yorch en sa compagnie, le comte de Northonbrelande aussi, et son fils messire Henry de Percy, et grand nombre de chevaliers et d’escuyers d’Angleterre qui moult l’aimoient, et qui courroucés de celle fortune étoient, et de ce qu’il convenoit qu’il vidât le pays. Et la greigneur partie de ces seigneurs étoient allés avecques ledit comte pour savoir la définitive intention du roi. À la vue de ces seigneurs le roi d’Angleterre se réjouit grandement par semblant, et leur fit très bonne chère ; et fut la cour grande à leur venue ; et là furent le comte de Salsebéry et le comte de Hostidonne, frère du roi, et qui avoit à femme la fille au duc de Lancastre et sœur au comte Derby ; et se trairent ces deux seigneurs derrains nommés, je ne sais si ce fut par dissimulation ou autrement, de-lez le comte Derby. Quand ce vint au congé prendre, le roi d’Angleterre se humilia par semblant moult grandement devers son cousin et lui dit, si Dieu lui pût aider, que les ahaties et les paroles qui avoient été entre lui et le comte Maréchal lui déplaisoient grandement : et ce que dit et fait avoit, c’étoit pour le meilleur et pour apaiser le peuple qui moult avoit murmuré sur celle matière : « Et pour ce, cousin, à considérer raison, dit-il au comte Derby, et que vous ayez allégeance de votre peine, je vous relaxe la taxation faite de dix ans à six ans. Si vous avisez et ordonnez sur ce. » Le comte répondit et dit : « Monseigneur, grands mercis ! Encore me ferez bien plus grand’grâce quand il vous plaira. » Tous les seigneurs qui là étoient se contentèrent assez du roi pour celle fois, car il les recueillit moult doucement ; et se départirent du roi, et s’en retournèrent les aucuns à Londres avecques le comte Derby. Toutes les ordonnances lesquelles appartenoient au comte Derby étoient toutes prêtes ; et là envoyés les plusieurs pour son état à Douvres et pour passer outre à Calais.

Le comte Derby étant à Londres fut conseillé du duc de Lancastre son père que, lui venu à Calais, il ne presist nul autre chemin, mais s’en allât tout droit devers le roi de France et ses cousins les seigneurs de France ; car par eux pouvoit-il avoir plus d’adresses de conseil et de confort que par nuls autres, car si le duc ne lui eût dit si expressément en amour et en conseil, ainsi que le père au besoin conseille et conforte son enfant, il s’en fût venu tout droit en Hainaut de-lez le comte d’Ostrevant son frère et son cousin. Quand le comte Derby monta à cheval et il se départit de Londres, plus de quarante mille hommes et femmes étoient sur les rues qui crioient et pleuroient après lui si piteusement que grand’pitié étoit à voir et à ouïr ; et disoient : « Ah ! gentil comte Derby ! nous laisserez-vous donc ? Jamais n’aura joie ni bien en ce pays tant que vous y serez retourné. Mais les jours du retour sont trop longs. Par envie, cautelle et trahison on vous met et envoie hors. Vous y devriez mieux demeurer que nuls autres. Car vous êtes de si noble extraction et gentil sang que dessus vous nuls autres ne se comparent. Et pourquoi nous laissez-vous, gentil comte Derby ? Vous ne fîtes ni pensâtes oncques mal, ni faire ni penser vous ne sauriez. » Ainsi parloient hommes et femmes, si piteusement que plus grand’douleur n’y pouvoit avoir. Le comte Derby ne fut pas convoyé ni accompagné à trompette ni à instrumens de la ville, mais en pleurs et lamentations. Et disoient les aucuns, l’un à l’autre en secret : « Considérez l’ordonnance et affection de ce peuple, comme il se démène et sent amèrement et prend en grand’déplaisance ce que on fait à petite achoison souffrir le comte. Qui voudroit jà mouvoir ce peuple londrien contre le roi, il seroit bientôt conseillé de dire et faire de fait : « Sire, vous demeurerez, et Richard de Bordeaux se voist d’autre part pourchasser. » Mais nennil, il n’est pas heure. Puisque monseigneur de Lancastre s’en passe, il