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LIVRE IV.

et confessé de sa volonté, sans contrainte, que il étoit hérite et avoit tenu un long temps l’opinion des boulgres[1], et que le roi avoit dit qu’il vouloit qu’il fût pendu et ars. Lors vissiez parmi Beziers grand’foison de peuple réjoui, car trop fort étoit haï et accueilli. Les deux chevaliers qui le demandoient de par le duc de Berry sçurent ces nouvelles. Si furent tout ébahis et émerveillés, et n’en savoient que supposer. Messire Pierre Mespin s’avisa et dit : « Sire de Nantouillet, je fais doute que Betisac ne soit trahi. Et peut-être secrètement on est allé à lui en prison et lui a-t-on informé de ce dire, et lui a-t-on donné à entendre que si il tient cette erreur, qui est horrible et vilaine, l’Église le calengera, et sera envoyé en Avignon et là délivré du pape. Ha du fol ! il est deçu, car jà oyez-vous dire que le roi veut qu’il soit ars et pendu. Allons, allons tantôt devers lui en prison, et parlons à lui et le réformons en autre état, car il est esvoyé et mal conseillé. »

Les deux chevaliers incontinent se départirent de leur hôtel, et vinrent devers la prison du roi, et requirent au geôlier que ils pussent parler à Betisac. Le geôlier se excusa et dit : « Messeigneurs, il m’est enjoint et commandé, et aussi à ces quatre sergens d’armes qui ci sont envoyés et commis, de par le roi, sur la tête, que nul ne parle à lui. Le commandement du roi ne oserions-nous briser. » Les chevaliers connurent tantôt que ils travailloient en vain et que Betisac avoit fait, et que mourir le convenoit, tant avoit-on tournoyé. Si retournèrent à leur hôtel et comptèrent, payèrent, montèrent et puis s’en retournèrent devers le duc de Berry.

La conclusion de Betisac fut telle que, quand ce vint à lendemain sur le point de dix heures, on le trait hors de la prison du roi, et fut amené au palais de l’évêque ; et là étoient les juges et les officiaux de par l’évêque et tous ceux de la cour. Le bailly de Beziers qui l’avoit tenu en prison dit ainsi aux gens de l’évêque : « Véez-ci Betisac lequel nous vous rendons pour bougre et hérétique[2], et errant contre la foi, et si il ne fût clerc nous eussions fait de lui ce que ses œuvres demandent. » L’official demanda à Betisac si il étoit tel que on leur rendoit, et que, oyant le peuple, il le voulsist dire et confesser. Betisac, qui cuida moult bien dire, et échapper parmi sa confession, répondit et dit : « Oui. » On lui demanda par trois fois, et par trois fois le connut tout haut, oyant le peuple. Or regardez si il étoit bien deçu et enchanté, car s’il eût toujours tenu sa parole et ce pourquoi il étoit pris et arrêté, il ne eût eu nul mal, mais l’eût-on délivré ; car le duc de Berry avouoit tous ses faits, tant que des assises, aides et extorsions lesquelles il avoit à son commandement mises et assises en Languedoc ; mais on peut supposer que fortune lui joua de son tour, et quand il cuida être le plus assuré sur sa roue, elle le retourna jus en la boue ainsi que elle en a fait tels cent mille depuis que le monde fut premièrement édifié et estauré. Betisac fut de la main du juge official rendu et remis en la main du bailly de Beziers qui gouvernoit pour le roi le temporel, lequel bailly, sans nul délai, le fit amener en la place devant le palais ; et fut si hâté Betisac qu’il n’eut pas loisir de lui répondre et desdire, car quand il vit en la place le feu et il se trouva en la main du bourreau, il fut tout ébahi ; et vit bien qu’il étoit deçu et trahi. Si requit en criant tout haut à être ouï, mais on n’en fit compte ; et lui fut dit : « Betisac, il est ordonné ; il vous faut mourir. Vos males œuvres vous amènent à male fin. » Il fut hâté, le feu étoit prêt. On avoit en la place fait lever unes fourches, et dessous ces fourches une estache et une grand’chaîne de fer, et au bout des fourches avoit une chaîne et un collier de fer. On ouvrit par une charnière le dit collier et lui fut mis au haterel, et puis reclos et tiré contre mont afin qu’il durât plus longuement. On l’enveloppa de cette chaîne autour de l’attache afin qu’il tînt plus roide. Il crioit et disoit : « Duc de Berry, on me fait mourir sans raison ; on me fait tort. » Sitôt qu’il fut lié à l’estache, on appuya autour grand’foison de bourrées et de fagots secs et on bouta le feu dedans. Tantôt les fagots s’allumèrent. Ainsi fut Betisac pendu et ars, et le pouvoit le roi de France voir de sa chambre si il vouloit.

  1. On appelait ainsi ceux qu’on accusait de professer le manichéisme. Cette doctrine avait passé de Grèce en Bulgarie et de là s’était répandue en Europe : c’est ainsi que le nom de Boulgres et Bulgares fut donné à ceux que l’église de Rome appelait hérésiarques. Les Albigeois avaient été, dans le siècle précédent, désignés par ce nom.
  2. Les manuscrits disent tantôt hérite et tantôt hérétique.