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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/335

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LIVRE IV.

Quand cil qui se nommoit pape Bénédict, et qui se tenoit en son palais enclos, vit que, sans parler à lui, les cardinaux et hommes d’Avignon avoient par traité fait accord au maréchal de France et aux François, si en eut grande mérencolie ; et nonobstant tout ce, il dit que jà ne se soumettroit, pour mourir et demourer en la peine. Et se tint et encloy dedans le palais, qui est la plus belle et forte maison du monde, et plus aisée à tenir, mais que ceux qui dedans seroient enclos eussent à vivre. Ce pape Bénédict envoya ses lettres et messages ; et avoit jà fait partir d’Avignon, avant que le maréchal de France y entrât, devers le roi d’Arragon ; et lui prioit par ses lettres moult humblement que il le voulsist à ce grand besoin secourir, conforter et envoyer gens d’armes, par quoi il fût si fort qu’il pût résister à l’encontre du maréchal de France. Et disoit ainsi ce Bénédict par ses lettres, que si on le pouvoit ou vouloit ôter de là et mettre en Arragon, il tiendroit à Perpignan ou à Barcelonne son siége. Le roi d’Arragon vit bien les lettres de ce Bénédict, et les lisit tout au long. Mais il n’en fit compte, et en répondit à ceux qui de-lez lui étoient : « Et cuide ce prêtre que pour ses argus aider à soutenir je doive emprendre la guerre contre le roi de France ! On me tiendroit bien à mal conseillé. » Répondirent ses chevaliers : « Sire, vous dites vérité. De tel cas vous n’avez que faire d’entremettre. Et devez connoître et savoir que le roi de France a de si bon conseil de-lez lui, que tout ce il fait à juste cause. Laissez le clergé convenir ; car si ils veulent vivre, il faut que ils obéissent aux seigneurs dessous lesquels ils ont leurs rentes et revenues. Ils les ont trop longuement tenus en paix. Il faut que ils sentent et connoissent dont le bien leur vient[1]. Et jà vous a le roi de France escript et prié que vous vous déterminiez avecques lui à être neutre. Si le faites, car madame la roine votre femme, qui est sa cousine germaine, s’y accorde, et aussi fait la greigneur partie de ce royaume et du clergé, et par espécial Castellongne, et aussi Espaigne. Et nous tenons que ce soit la meilleure opinion, car autrement si tous les seigneurs chrétiens le font, l’Église, tant que à ces papes, ne peut venir à union. »

Ainsi se devisoient les hommes du roi d’Arragon à lui et lui à eux. Et ce Bénédict se tenoit enclos en son palais qui bien cuidât être aidé du roi d’Arragon, mais point ne le fut ; et demeura en son palais ; et le maréchal de France en Avignon ; et étoit le palais gardé de si près que nul n’y entroit ni yssoit, et vivoient là dedans de ce qu’ils avoient. Des vivres avoient-ils assez par raison pour eux tenir deux ou trois ans. Mais la bûche à faire le feu leur défaillit ; et ne savoient de quoi faire le feu ni cuire leurs viandes ; et se commencèrent à ébahir. Et toutes les semaines oyoit le maréchal nouvelles du roi de France, et le roi pareillement de lui et de l’état de ce Bénédict. Et bien lui mandoit le roi que point ne se partit de là sans achever son fait ; et tout achevé, aussi jamais il ne laissât ce pape Bénédict issir du palais, mais mît bonnes gardes sur lui, réservé que manger et boire bien et largement lui fût administré.

La conclusion de ce pape Bénédict fut telle que, quand il vit qu’il étoit si astreint que bûche leur étoit faillie, et leurs pourvéances amoindrissoient tous les jours, et secours ni confort de nul côté ne leur venoit, il vint à merci, parmi ce que aucuns cardinaux en prièrent. Et se porta le traité par l’ordonnance dessus dite ; que jamais du palais d’Avignon ne partiroit jusques à tant que union seroit en l’Église. Et furent mis sur lui espéciaux gardes ; et les cardinaux et riches hommes d’Avignon s’obligèrent à ce qu’ils le garderoient de si près qu’ils en rendroient bon compte, mort ou vif, autrement ne s’en vouldrent-ils charger. Et il suffit assez au dit maréchal de France. Et les cardinaux qui tenoient leurs bénéfices en France de quoi ils vivoient, rendirent grand’peine à ce traité et composition ; et dirent tous d’un accord que ils vouloient demeurer avecques le roi de France.

Ainsi se portèrent ces besognes et se départirent les gens d’armes d’Avignon et de là environ ; et retourna chacun en son lieu, et le dit maréchal Boucicaut à Paris ; et tantôt après ce, il s’ordonna pour aller en Honguerie ; car il avoit écrit devers le roi et ses oncles et les chevaliers de France que l’Amorath-Baquin assembloit sa puissance de gens d’armes de Turcs, d’Arabes, de Persans, de Tartres, de Surs[2] et de tous

  1. On voit que les principes de la réforme de Wickliffe commençaient à s’étendre au dehors.
  2. Syriens.