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DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

sans aucun changement. On eût dit que dès qu’un fait était sorti de la tradition orale pour recevoir une forme écrite, il devenait du domaine commun et appartenait à qui voulait s’en emparer.

M. Dacier n’eut pas plus tôt comparé les diverses éditions françaises aux manuscrits qui étaient sous sa main, qu’il comprit la nécessité d’abandonner tout-à-fait les imprimés et de collationner les manuscrits entre eux afin d’obtenir un texte plus pur et plus complet. Là une nouvelle difficulté se présentait. Presque tous ces manuscrits différaient entre eux, non seulement dans la construction d’un grand nombre de phrases, mais aussi par le nombre des chapitres. Ici les affaires de Bretagne, par exemple, étaient racontées avec d’assez grands développemens, tandis que les affaires de Flandre et de Guyenne étaient réduites à un abrégé tout-à-fait sec et succinct. Là au contraire les affaires de Guyenne et de Flandre se présentaient avec leurs développemens naturels, tandis que les affaires de Bretagne étaient abrégées à leur tour. Un grand nombre de manuscrits offraient successivement ces variations extraordinaires. Pour expliquer ce fait, il faut se rappeler qu’avant l’invention de l’imprimerie, et long-temps même après cette époque, la possession d’un manuscrit était une chose fort dispendieuse. Comme les citoyens en France ne s’imaginaient pas qu’ils fussent pour quelque chose dans l’histoire de leur pays, ils ne songeaient pas à se procurer les ouvrages dans lesquels il était question de ce qu’on avait fait par eux ou contre eux. Les chroniques n’étaient regardées en quelque sorte que comme des registres nobiliaires et des archives de la couronne, et les grands seigneurs seuls songeaient à en conserver une copie. C’était ordinairement aux couvens, dans la bibliothèque desquels étaient déposées ces chroniques, qu’on s’adressait pour en obtenir des copies. Quelques-unes furent faites avec bonne foi et scrupule ; dans d’autres au contraire on remarque avec étonnement que, pour avoir plus tôt fait, le copiste a tronqué la narration d’une expédition entière, tandis qu’il a laissé à d’autres faits leurs dimensions naturelles. Quelquefois même on est allé plus loin, et un fait a été accommodé à des passions particulières, un récit augmenté ou défiguré. Tel est, par exemple, l’histoire de la tentative du prévôt des marchands Marcel pour livrer Paris au roi de Navarre pendant la captivité du roi Jean. Les éditions imprimées, qui sont faites d’après les manuscrits les plus incomplets et les plus inexacts, avaient représenté Jean Maillart comme un ennemi du roi de Navarre et comme le libérateur de Paris, tandis qu’il est constant par des pièces du Trésor des Chartes qu’il était si prononcé dans le parti de Marcel que le régent avait confisqué une partie de ses biens, en faveur d’un comte Portien. Mais si les imprimés et quelques manuscrits inexacts ont faussé ce récit, soit par négligence, soit par corruption peut-être, la famille Maillart possédant des biens fort étendus à Paris, d’autres manuscrits viennent redresser les faits et rendre à chacun ce qui lui est dû. Un manuscrit que l’on croit de la fin du quatorzième siècle, et qui a appartenu à Guillaume Boisratier, fils d’un bourgeois de Bourges et devenu depuis archevêque de Bourges en 1410, rapporte les événemens de cette nuit d’une manière toute différente des imprimés et offre une nouvelle preuve de l’exactitude de Froissart. D’autres manuscrits fortifient ce témoignage, et ajoutent à l’autorité des chroniques et à la confiance que l’on peut avoir en elles. Le seul embarras est de distinguer entre les copies celles en assez grand nombre qu’on peut suivre, et le petit nombre de celles qui n’ont pas été faites avec la même bonne foi.

Afin de choisir avec critique dans ces textes si divers, M. Dacier examina d’abord les divers manuscrits des bibliothèques publiques et particulières de Paris. Lié avec tous les érudits de l’époque, il écrivit ou fit écrire par les autorités compétentes à toutes les bibliothèques de France pour avoir communication des manuscrits de Froissart qui pouvaient y être déposés. Ses recherches s’étendirent plus loin. Il s’adressa aux ministres pour obtenir d’eux que nos envoyés dans les différentes cours lui envoyassent les originaux ou les copies exactes des autres manuscrits connus en Europe, et ce ne fut que quand il eut entre les mains tous ces précieux matériaux qu’il commença à rédiger un texte plus complet et plus épuré que tous ceux qu’on avait pu obtenir jusqu’à ce moment et qu’il sera même jamais possible de se le procurer ; car un des meilleurs et des plus complets de tous les manuscrits européens, celui de Saint-Vincent de Besançon, a disparu au milieu des orages de notre révolution, pour être peut-être transporté avec d’autres en Russie, sans que toutes les investigations faites par ordre du gouvernement impérial aient pu le faire retrouver.

Le travail de M. Dacier se divisait en deux parties distinctes, le texte d’abord, et les notes sur ce texte.

À l’époque où il commença l’impression du premier livre, dont une partie seulement fut imprimée sans qu’elle ait cependant jamais vu le jour, la révision du texte était entièrement terminée. Des quatre livres de Froissart le premier avait été copié sur le manuscrit du roi no 8318 ; le second livre sur le manuscrit no 8343 ; le troisième livre sur le