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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/40

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

la marche d’Ancône et la Roumanie cheminoient en grand péril, car messire Bernard de la Salle, qui gardoit la frontière et faisoit guerre aux Romains de par le pape Clément, fit garder et guetter les clercs par passages et par chemins, et leur fit moult de maux, et en y eut beaucoup en cette saison d’occis et de perdus. Nous nous souffrirons pour le présent à parler de ces papes et proposerons autres besognes.

CHAPITRE XI.

De la rendation et prise du fort châtel de Mont-Ventadour en Limousin que souloit tenir Geoffroy Tête-Noire.


Vous savez comment Geoffroy Tête-Noire, qui capitaine avoit été un long temps du fort châtel de Mont-Ventadour en Limousin, régna, et comment vaillamment il le tint contre tout homme tant qu’il vesquit ; et avoit en son vivant mis le pays à pactis plus de trente lieues autour de lui ; et avez ouï comment il mourut et par quelle incidence ; et comment au lit mortel il ordonna ses deux neveux Alain Roux et Pierre Roux à être capitaines du dit châtel de Mont-Ventadour après sa mort ; et fit en la présence de lui, tous les compagnons qui là dedans se tenoient, jurer foi, loyauté, hommage, service et vraie obéissance aux deux capitaines dessus nommés. Après la mort de ce Geoffroy Tête-Noire, ses deux neveux régnèrent un temps grandement, et tinrent toujours le pays en guerre et en composition de pactis. Et pourtant que cil châtel de Mont-Ventadour est héritage au duc de Berry, car jà l’acquit-il par achat au comte de Montpensier, et en portoit son fils Jean de Berry le nom et le titre, il venoit et tournoit à déplaisance trop grandement au duc de Berry, mais amender ne le pouvoit. Si l’avoit-il fait assiéger par plusieurs fois par bastides, autrement non, et moult contraindre ; mais ceux qui dedans étoient n’en faisoient compte ; et issoient quand ils vouloient, et chevauchoient sur le pays ; et ne vouloient cils Pierre et Alain Roux obéir ni tenir nulle trève que le roi de France et le roi d’Angleterre eussent ensemble. Et disoient qu’ils n’y étoient en rien tenus d’obéir ; mais feroient guerre toutes fois et quantes fois que il leur plairoit, dont le pays d’Auvergne et de Limousin se tenoit à moult travaillé. Et pour y obvier et remédier, messire Guillaume le Boutillier, un gentil chevalier d’Auvergne, messire Jean Bonne-Lance et messire Louis d’Aubière, et plusieurs autres chevaliers et écuyers d’Auvergne et de Limousin, avoient mis les bastides d’environ Ventadour, et se tenoient là aux coûtages du pays et s’étoient tenus toute la saison. Or advint à ce temps, si comme je fus pour lors informé, que Alain et Pierre Roux jetèrent adonc leur visée que ils prendroient et attrapperoient messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance qui trop de contraires leur faisoient. Et vous dis que ce fut sur telle forme et telle ordonnance que ces deux frères imaginèrent entre eux : « Nous leur signifierons, ce dirent-ils, tout secrètement, que nous leur rendrons la forteresse pour une somme de florins que ils apporteront avecques eux, et que nous sommes tous tannés et lassés de là tenir, ni plus n’y voulons demeurer, et nous en voulons retourner en notre pays, ou là bon nous semblera : ils y entendront volontiers, car le duc de Berry le désire moult à ravoir ; et ne le ferons pas en vendage une si grande somme de florins que on ne les trouve tantôt tout appareillés. Et quelle somme demanderons-nous ? Dix mille francs tant seulement ; c’est assez, car encore aurons-nous le corps des deux chevaliers, et par une belle embûche de gens d’armes que nous mettrons en une tour. » Or regardez la folle imagination que ces deux Bretons eurent de trahir ainsi ces deux chevaliers et d’avoir leur argent. Si mal leur en prit, ils n’en sont point à plaindre.

Sur l’état que ils devisèrent et proposèrent, ils boutèrent hors du châtel de Ventadour un de leurs varlets et lui dirent : « Va-t’en jusques aux bastides des François et te laisse prendre hardiment ; mais requiers que tu sois mené jusques à messire Guillaume le Boutillier et à Bonne-Lance. Et auquel que tu viendras premièrement baille ces lettres de par nous, et en demande avoir réponse, car elle nous touche, et aussi fait-il à eux grandement. »

Le varlet dit que il feroit bien le message, qui n’y pensoit que tout bien ; et se départit d’eux. Si chevaucha tant que il vint aux bastides des François. On vint au devant de lui quand on le vit approcher ; et lui fut demandé quelle chose il quéroit ni demandoit. Il répondit qu’il vouloit parler à messire Guillaume le Boutillier ou à messire Jean Bonne-Lance. Il fut mené jus-