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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/41

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LIVRE IV.

ques à eux, car tous les deux pour l’heure étoient ensemble. Quand il fut en leur présence, il les inclina et les traist à une part, et leur bailla la lettre et dit ainsi ; que Alain et Pierre Roux la leur envoyent. De ces nouvelles furent-ils tous émerveillés, pourtant que les capitaines de Ventadour leur escripvoient ; et prirent la lettre et l’ouvrirent et la lisirent ; et étoit contenu dedans la lettre seulement que volontiers Alain Roux et Pierre Roux auroient parlement à eux et pour leur profit.

Quand ils ouïrent ces nouvelles, encore furent-ils plus émerveillés que devant, et se doutèrent de trahison ; et toutes voies ils s’avisèrent l’un par l’autre que, pour savoir quelle chose ils vouloient, ils leur signifieroient que, si ils venoient au dehors du fort, ils les assureroient d’eux et des leurs tant que ils seroient rentrés dedans leur fort. Ce fut la réponse que le varlet rapporta arrière à ses maîtres. Si dirent Alain et Pierre Roux : « Nous pouvons-nous assurer sur tels paroles ? » — « Oil, dirent-ils, tout considéré, puisque la foi et leur scellé y est. Ce sont loyaux chevaliers, et aussi nous leur parlerons de traité où ils entendront volontiers. »

Quand ce vint au lendemain à heure de tierce, ils firent ouvrir un guichet joignant à la porte et avaler une planche, et là s’appuyèrent aux chaînes, tant et si longuement que messire Guillaume le Boutillier et Bonne-Lance furent venus ; et descendirent devant le pont jus de leurs chevaux, et firent leurs gens traire arrière, quand ils virent les capitaines qui étoient sur la planche au dehors du fort. Si dirent les deux Bretons de Ventadour : « Nous pouvons-nous assurer de passer outre pour avoir parlement à vous ? » — « Oil, répondirent les chevaliers ; et aussi de votre côté n’y a-t-il nulle trahison ? » — « Nennil, répondirent les Bretons, car trèves sont. Or venez donc sûrement parler ici à nous. » Alain et Pierre Roux passèrent à ces mots outre la planche et vinrent où les autres étoient. Or furent-ils eux quatre. Les deux chevaliers leur demandèrent : « Quel traité et parlement voulez-vous avoir à nous ? Êtes-vous en volonté de nous rendre le fort de Ventadour ? » — « Oil, répondirent-ils, par une condition, que nous voulons avoir dix mille francs tant seulement ; pour les pourvéances, car nous sommes tannés de guerroyer, et nous voulons retraire en Bretagne ou autre part, là où mieux nous plaira. »

Les deux chevaliers, qui furent tout réjouis de ces paroles, répondirent et dirent : « Vous parlez de marchandise et nous y entendrons volontiers ; mais tant que pour le présent nous n’avons point l’argent appareillé. Si le pourvoirons et ferons tant que nous l’aurons. » — « Quand vous l’aurez pourvu, répondirent cils de Ventadour, si le nous signifiez et nous tiendrons le marché ; mais demenez cette chose sagement et secrètement, car si il étoit sçu entre les compagnons de Ventadour, ils nous prendroient à force et occiroient. Ainsi faudriez-vous à votre entente. » Répondit messire Guillaume le Boutillier : « Ne vous doutez. Nous demenerons la chose tellement que vous n’y aurez point de dommage. » À ces paroles ils se partirent et prirent congé les uns aux autres ; et rentrèrent les Bretons au fort de Ventadour, et les chevaliers retournèrent à leurs logis.

Messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance, qui ne pensoient à cette ordonnance que tout bien pour eux, et ne cuidoient pas que les deux Bretons les voulsissent trahir ni decevoir pour avoir leurs corps ni leur argent, escripvirent tantôt unes lettres au mieux faites que ils purent et le mieux dictées, pour envoyer au duc de Berry, qui pour ces jours se tenoit à Riom en Auvergne ; et prirent un gentil homme des leurs qui bien savoit parler, qui se nommoit Guyonnet de Saint-Vidal, et l’informèrent de tout le fait, et lui dirent que rien il n’oubliât à dire au duc de Berry. Et pensoient que de ces nouvelles il seroit moult réjoui, car fort désiroit, et avoit désiré grand temps, à ravoir le châtel de Mont-Ventadour. L’écuyer prit les lettres à l’ordonnance et parole des deux chevaliers et se départit des bastides, informé quelle chose il devoit dire et faire. Et tant chevaucha, traversant Limousin et Auvergne, qu’il vint à Riom ; et là, ce m’est avis, trouva le duc de Berry. Il s’agenouilla devant lui, et lui bailla les lettres en recommandant les chevaliers à lui, ainsi que le sçut faire. Le duc prit les lettres, les ouvrit et lisit ; et quand il eut bien entendu et conçu de quoi elles parloient, si fut grandement réjoui, et commanda à ses maîtres-d’hôtel que on pensât bien de lui. Il fut fait.

Le duc de Berry, assez tôt après ce que l’é-