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LIVRE IV.

son de murmuration ; nous pourrions être tous attrapés, car François sont trop subtils. Nous cuidions prendre, mais nous serons pris. Alain s’est déçu et nous aussi ; et ne pouvons de cy issir, si ce n’est par son congé. »

Sachez que ils voulsissent bien être autre part, et à bonne cause, car mauvais jour leur ajournera et à Alain et à Pierre Roux aussi. Car quand messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance se virent au-dessus du châtel, si parlèrent et firent leur fait plus hardiment, et les florins qui étoient épars sur le tapis ils remirent ens ès paniers, véant Alain et Pierre Roux qui étoient jà saisis des compagnons. Et dirent de rechef : « Alain, et vous Pierre, enseignez-nous les clefs de celle tour, car il nous faut entrer dedans et voir ce qui y est. » Cils, qui prolongeoient tant qu’ils pouvoient, disoient : « Commencez ailleurs et puis vous retournerez par ici. » Les chevaliers répondirent : « Alain, vous y mettez trop longuement, car nous voulons cy commencer ; et si vous ne vous délivrez, nous vous occirons ici de bonnes dagues. » Les deux, qui ouïrent ces paroles, doutèrent la mort, car voirement on la fuit tant comme on peut, et au voir dire il vaulsist trop mieux, et plus honorable leur eût été que on les eût là occis que déportés, car depuis, par ce fait, ils moururent de mort honteuse, si comme vous orrez recorder incontinent en l’histoire. Encore, en ce detri, si avisa Alain Roux et trouva un autre art de pratique, assez subtil si rien lui eût valu, et dit : « Messire Guillaume, et vous messire Jean, il est bien vérité que là, dedans celle tour, a jusques à trente hommes armés, et les y avons mis, moi et mon frère ; et les y avons fait entrer à grand’peine, car bien savions que jamais ils ne se fussent inclinés ni accordés à notre traité ; et pour ce les avons-nous enfermés par devers nous pour être au-dessus d’eux, tant que vous eussiez la possession du fort ; et les y lairons volontiers si vous le voulez ; ce seront vos prisonniers ; mais baillez-nous les deniers tous ou en partie, ainsi que faire le devez ; si nous en laissez aller. »

Les chevaliers, quand ils ouïrent ces nouvelles, s’en contentèrent assez, et puis se ravisa messire Guillaume le Boutillier et dit : « Comment qu’il soit, avant que nous mettons l’argent jus ni plus hors des paniers, nous voulons avoir connoissance de toutes les clefs de céans, et nous montrerez les lieux où elles vont. » Alain vit bien et entendit que il ne pouvoit finer autrement ; si les envoya quérir en une chambre où elles étoient. Quand elles furent apportées sur la place, on lui demanda : « Or nous enseignez comment ni où elles vont, ni que elles defferment. » Trop envis leur montroit Alain les clefs de la grosse tour, car sa destruction y gisoit. Toutes voies ils les eurent, et deffermèrent la tour, et trouvèrent tous les trente compagnons très bien armés qui dedans étoient mucés. Alain fut tout éhahi quand il vit que les chevaliers François se mirent en ordonnance devant l’huis, et leurs gens, et il ouït les paroles que messire Guillaume le Boutillier dit, qui furent telles que je vous dirai : « Entre vous qui là dedans avez été enclos, issez tout bellement et sans effroi, si vous ne voulez être tous morts. Nous vous prendrons à prisonniers, et n’aurez garde de mort si vous nous voulez dire vérité. » Quand ceux virent les François et ils entendirent que on leur vouloit faire celle grâce que pour être prisonniers, si mirent jus toutes leurs armures et s’en virent rendre à eux tout bellement, car défense ne leur valoit rien. Or furent pris ces trente hommes, mis à part, et examinés bien et loyaument. Ils connurent le fait et la trahison, en la présence de Alain et de Pierre Roux qui ne le pouvoient nier. Si dirent adoncques à eux les chevaliers de France : « Il nous déplaît grandement de ce que nous vous trouvons en celle deffaute. Nous ne vous en punirons pas, car la matière est trop grande ; nous en lairons convenir monseigneur de Berry ; et si il veut avoir pitié de vous, nous le voulons bien. Espoir l’en aura-t-il pour le grand plaisir que il aura de la prise de ce châtel, car c’étoit le châtel du monde que il convoitoît plus à r’avoir. » Encore fit celle parole à Alain Roux et à Pierre Roux, qui se véoient attrapés grand bien, pour la détriance. On les mit tous deux en une chambre, et bonnes gardes sur eux, et les autres aussi en tours et en chambres bien fermées, et puis fut le châtel visité haut et bas, et y trouvèrent les François assez de pourvéances. Toutes y laissèrent sans rien vider ni partir, fors que l’or, l’argent et les armures. Tout ce fut mis à butin, et en eut chacun sa part, et les prisonniers demeurèrent aux chevaliers.

En la forme et manière que je vous recorde fut le fort châtel de Ventadour repris des Fran-