Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/500

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
494
BIOGRAPHIE

« N’est pas empirés ! Dieu merci,
« Ens ou voiaige qu’il a fait. »
Et la damoiselle à ce fait
Respondit : « Diex en soit loés !
Dist elle, « il fault que vous oés
« Un virelay plaisant et bel
« Qu’il a fait de là tout nouvel
« Dont vous estes matère et cause. »
Lors me requist, sans mettre y pause,
Que je li vosisse otroyer.
Je ne m’en fis gaires pryer
Car j’avoie plaisance au dire.
Je li dis et baillai pour lire,
Et elle m’en sot trop grant gré
Tant saciés bien de mon secré.
Nous fumes en esbatement
Droit là, non pas si longement
Que je vosisse, bien saciés ;
Car mon coer qui estoit lachiés
Et est d’amours certainne et ferme
Ne peuist avoir trop lon terme
D’estre toujours avec ma dame.
Pluisours fois fumes là, par m’ame !
Et ensi nous esbations.
Vraiement je croi qu’il n’est homs
Se bien aimé, qu’il ne soit tous
Une heure amers et l’autre douls.
Pour moi le di ; lors tels estoie
Que moult liement m’esbatoie
À la fois ; et quant jalousie
Me batoit de son escorgie,
J’estoie mournes et pensieus
Et clinoie en terre les yeus.
C’est l’estat et si est l’ardure
Que vrai amant par droit endure.
Et non-pour-quant les contençons,
Les assaus et les souspeçons
En sont si gaies à souffrir
Qu’on se doit liement offrir
Et tout prendre en plaisance lie :
Car tant en plaist la maladie
Nourie d’amourous desir,
Que nul aultre estat ne desir,
Ne ne ferai, ne ne fis onques.
J’avoie grand solas adoncques.
Ne sçai se jamès revendra
Le temps aussi qu’il m’avendra.
Non-pour-quant au coer et au corps
M’en font moult de biens les recors.
Jà assés parlé n’en auroie.
En l’ostel où je repairoie
Un lieu y avoit pourvéu
Où un tapis longement fu ;
Coussins et orilliers aussi
Y avoit-on mis ; et ensi
Que là venoit pour soi esbatre
Ma dame, s’i aloit esbatre
Et séoit dessus le tapis ;
Là estoit, ses mains sus son pis
Et son chief sus les orilliers.
N’i ot roses ni violiers ;
Mes j’appelloie ce, par m’ame !
Le Vregier de la Droite Dame.
Je hantoie là tempre et tart
Dont frois, dont chaux, navrés d’un dard
D’amours ; et lors de flours petites,
Violetes et margherites
Semoie dessus le tapis
Qui dedens la chambre estoit mis.
Là me séoie et reposoie,
Et aux deux fames exposoie
Quel joie le lieu me faisoit
Et com grandement m’i plaisoit.
Elles en avoient bon ris.
Pour nous fu layés li tapis
En cel estat et en ce point,
Tant com il avint un dur point
Contre moi ; he mi ! las dolens !
Celle qui estoit tout mon sens,
Mon bien, ma joie et mon confort
La très dure et cruele mort
Qui n’espargne roy ne bergier,
La fist en terre herbergier.
Pour s’amour plorai mainte larme.
Vraiement aussi fist ma dame.
Ceste mort li toucha forment,
Car elle me dist tendrement :
« He ! mi ! or sont bien desrompues
« Nos amours et en doel chéues ! »
Le regret de ma dame aussi
Me fist avoir tamaint soussi.
N’est doels ne conviegne onblyer.
Riens ne vault merancolier ;
Tout passe coers et tout endure.
Ceste mort qui nous fu moult dure
Passames nous. En la saison
Encor aloie en la maison.
Où ma dame avoit son retour.
G’i fis mainte voie et maint tour,
Maint aler et tamainte faille,
Ensi qu’amours ses servans baille ;
Mès tout en bon gré recevoie
Le bien et le mal de ma voie.
Le temps si se passoit ensi.
Ma droite dame, Dieu merci !
Estoit lie, gaie et hetie.
Or me dist-on une nuitie,
Dont il fu lendemain Dimence :
« Ce n’est pas raison c’on vous mence.
« À demain est no voie prise