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DE SIRE JEAN FROISSART.

« Je l’ai éu à ma plaisance ;
« Car toutes les nuis je lisoie
« Devant lui, et le solaçoie
« D’un livre de Melyador,
« Le chevalier au soleil d’or,
« Le quel il ooit volentiers ;
« Et me dist : C’est un beaus mestiers,
« Beaus maistres, de faire tels choses.
« Dedens ce romanc sont encloses.
« Toutes les chançons que jadis,
« Dont l’âme soit en paradys !
« Que fist le bon duc de Braibant,
« Wincelans dont on parla tant ;
« Car uns princes fu amourous,
« Gracious et chevalerous ;
« Et le livre me fist jà faire
« Par très grant amoureus afaire
« Comment qu’il ne le véist onques.
« Après sa mort je fui à donques
« Ou pays du conte de Fois
« Que je trouvai larghe et courtois,
« Et fui en revel et en paix
« Près de trois mois dedens Ortais ;
« Et vi son estat grant et fier
« Tant de voler com de chacier.
« J’ai moult esté et hault et bas
« Ou monde, et véu des estas ;
« Mès, excepté le roi de France,
« Et l’autre que je vi d’enfance,
« Édouwart, le roy d’Engleterre,
« Je n’ai véu en nulle terre
« Estat qui se puist ressambler
« À celui dont je puis parler,
« Se ce n’est Berri et Bourgongne.
« Mès bien croi, sans point de mençongne
« Que ces deus dus, cascuns par soi,
« Qui sont oncle dou noble roy
« Charles de France, qui Diex gart !
« Ont estat de plus grant regard
« Que ne soit li estas dou conte
« De Fois. Mès tant y a en compte
« Qu’il est larghes aux estragniers,
« Et parle et oïe volentiers
« À euls ; et dist otant de choses
« Où on poet prendre bonnes gloses
« Que de seignour que onques vi,
« O un, que Diex face merci !
« Amé, le conte de Savoie.
« Cils, tant qu’il vesqui, tint la voie
« De larghece, en toutes saisons.
« Revenir voeil à mes raisons.
« Gaston le bon conte de Fois,
« Pour l’onnour du conte de Blois,
« Et pour ce que j’oc moult de painne
« Tamaint jour et mainte sepmainne
« De moi relever à mie-nuit,
« Ou temps que les cers vont en bruit,
« Sis sepmainnes devant Noël
« Et quatre après, de mon ostel
« À mie nuit je me partoie
« Et droit au chastiel m’en aloie.
« Quel temps qu’il fesist, plueve ou vent ;
« Aler m’i convenoit souvent,
« Estoïe-je, vous di, moulliés.
« Mès j’estoïe bel recocilliés
« Dou conte, et me faisoit des ris.
« Adont estoi-je tous garis.
« Et aussi, d’entrée première
« En la salle avoit tel lumière,
« Ou en sa chambre à son souper,
« Que on y véoit ossi cler
« Que nulle clareté poet estre.
« Certes à paradys terrestre
« Le comparoïe moult souvent.
« Là estoïe si longement
« Que li contes aloit couchier.
« Quant léu avoie un septier
« De foeilles, et à sa plaisance,
« Li contes avoit ordenance
« Que le demorant de son vin
« Qui venoit d’un vaissiel d’or fin,
« En moi loant, c’est chose voire,
« Le demorant me faisoit boire ;
« Et puis nous donnoit bonne nuit
« En cel estat, en ce déduit
« Fui-je à Ortais un lonc tempoire ;
« Et quant j’oc tout parlit l’ustoire
« Dou chevalier au soleil d’or
« Que je nomme Melyador,
« Je pris congié, et li bons contes
« Me fist, par la chambre des contes,
« Délivrer quatre vins florins
« D’Aragon, tous pesans et fins ;
« Des quels quatre vins les soixante,
« Dont j’avoïe fait frans quarante,
« Et mon livre qu’il m’ot laissie,
« Ne sçai se ce fut de coer lie,
« Mis en Avignon sans damage.
« Or veci tantos trop grant rage :
« Je vinc là par un venredi,
« Et voloïe voir, je te di,
« Mettre tous ces florins au change ;
« Mès pourpos qui se mue et change
« Se mua en moi sans séjour.
« J’avoie acheté en ce jour
« Une boursette trois deniers ;
« Et là, comme mes prisonniers
« Les quarante francs encloy.
« Le dimence après, eschéy
« Que je me levai moult matin ;