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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/530

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BIOGRAPHIE

En mi les Landes-bourg siéd le châtel de Lamesen[1] qui est au comte de Foix, et une grosse lieue en sus, la ville de Tournay dessous Mauvoisin, lequel châtel le chevalier me montra et me dit : « Velà Mauvoisin. Avez-vous point en votre histoire dont vous m’avez parlé comment le duc d’Anjou, du temps qu’il fut en ce pays et que il alla devant Lourdes, y mit le siége et le conquit, et le châtel de Trigalet sur la rivière que nous véons ci devant nous, qui est au seigneur de la Barre[2] ? » Je pensai un petit, et puis dis-je : « Je crois que je n’en ai rien et que je n’en fus oncques informé ; si vous prie que vous m’en recordez la matière, et j’y entendrai volontiers. Mais dites moi, avant que je n’oublie, que la rivière de Garonne est devenue, car je ne la vois plus. » — « Vous dites voir, dit le chevalier. Elle se perd entre ces montagnes, et naît et vient d’une fontaine à trois lieues de ci, ainsi que on voudroit aller en Castelogne, dessous un chastel que on dit de Saint-Béat[3], le derrain chastel du royaume de France ès frontières de par deçà sur les bandes du royaume d’Arragon. Et en est sire et chastelain pour le présent, et de toute la terre là environ, un gentil écuyer qui s’appelle Ernauton, et est bourg[4] d’Espagne et cousin germain à messire Roger d’Espaigne. Si vous le véyez vous diriez bien : « Cil homme a bien façon et ordonnance d’être droit homme d’armes ..... Peut-être à ce Noël le verrez-vous en l’hôtel du comte de Foix. Or vous parlerai du duc d’Anjou, comment il vint en ce pays et quelle chose il y fit. » Adonc chevauchâmes-nous tout bellement, et il commença à parler et dit : ................

(T. ii, p. 383.)


« Ainsi que je vous conte, beau maître, eut en ce temps le duc d’Anjou le châtel de Mauvoisin[5]. .................... Et le comte de Foix qui se doutoit grandement du duc d’Anjou pour ce qu’il ne savoit à quoi il tendoit ; si fit son mandement de chevaliers et d’écuyers et puis les envoya par toutes ses garnisons. .................... et n’eut châtel en toute Béarn qui ne fût bien pourvu de bonnes gens d’armes, et il se tint. À Ortais en son châtel et de-lez ses florins. » — « Sire, dis-je au chevalier, en a-t-il grand’foison ? » — « Par ma foi, dit-il, aujourd’hui le comte de Foix en a bien par trente fois cent mille[6] ; et n’est oncques an qu’il n’en donne soixante mille, car nul plus large grand seigneur en donner dons ne vit aujourd’hui. » Lors lui demandai-je : « Sire, et à quels gens donne-t-il ses dons ? » Il me répondit : « Aux étrangers, aux chevaliers, aux écuyers qui vont et chevauchent par son pays, à hérauts, à ménestrels, à toutes gens qui parlent à lui. Nul ne se part sans ses dons ; car qui les refuseroit, il le courrouceroit. » — « Ha ! Sainte Marie ! Sire, dis-je, à quel fin garde-t-il tant d’argent, et d’où lui en vient tant ? Sont ses revenues si grandes comme pour tout ce assouvir : je le saurois volontiers, voire si il vous plairoit que je le sache. » — « Oil, dit le chevalier, vous le saurez : mais vous m’avez demandé deux choses ; si faut que je vous conte l’une après l’autre, et je vous délivrerai premier de la première. Vous m’avez demandé tout premièrement à quel fin il garde tant d’argent. Si vous dis que le comte de Foix se doute toujours de ses voisins… Et quand il sentit le prince de Gales en Aquitaine grand et chevalereux à merveilles, si commença à assembler grand trésor pour lui aider et défendre, si on lui eût couru sus. Si fit tailles en son pays et sur ses villes, qui encore y durent, et y dureront tant comme il vivra. Et prend sur chacun feu par an deux francs, et le fort porte le foible. Et là a-t-il trouvé, et trouve encore grand avoir par an. Et tant volontiers le paient ses gens que c’est merveilles. Car parmi ce, il n’est nul François, Anglois ni pillard qui leur fassent tort ni injure d’un seul denier ; et est toute sa terre aussi sauve que chose peut être, tant y est bien justice gardée ; car en justiciant, c’est le plus crueulx et le plus droiturier seigneur qui vive. »

À ces paroles vînmes nous à la ville de Tournay où notre gîte s’adonnoit. Si cessa le chevalier à faire son conte, et aussi je ne lui enquis plus avant, car bien savois là on il l’avoit laissé, et que bien y pouvois recouvrer ; car nous devions encore chevaucher ensemble. Et fumes ce

  1. Lanemezan, dans les Hautes-Pyrénées.
  2. La Barthe de Nestes est une ville des Hautes-Pyrénées.
  3. Saint-Béat, dans la Haute Garonne.
  4. Bâtard.
  5. Dans les Basses-Pyrénées.
  6. Trois millions.