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DE MESSIRE JEAN FROISSART.

Si séjournai là demi-jour et une nuit pour moi rafreschir, et mes chevaux ; et fut par un mardi ; et le mercredi, ainsi que sur le point de neuf heures, je vins à Saint-Thomas de Cantorbie voir la fierté et le corps saint, et la tombe du noble prince de Galles, qui là est enseveli très richement. Je ouïs la haute messe et fis mon offrande au corps saint, et puis retournai dîner à mon hôtel. Si entendis que le roi d’Angleterre devoit là venir le jeudi en pélerinage ; et étoit retourné d’Irlande où il avoit été en ce voyage bien neuf mois ou environ ; et volontiers visitoit l’église Saint-Thomas de Cantorbie, pour la cause du digne et honoré corps saint, et que son père y étoit ensepveli. Si avisai que je attendrois là le roi, comme je fis. Et vint à lendemain à très grand arroi et bien accompagné de seigneurs, de dames et de damoiselles ; et me mis entre eux et entre elles, et tout me sembla nouvel ; ni je n’y connoissois âme, car le temps étoit bien changé en Angleterre depuis le terme de vingt huit ans ; et là, en la compagnie du roi, n’avoit nul de ses oncles, car le duc de Lancastre étoit en Aquitaine et les ducs d’Yorch et de Glocestre étoient autre part. Si fus du premier ainsi que tout ébahi ; car encore, si j’eusse vu ni trouvé un ancien chevalier qui vivoit, lequel fut des chevaliers et de la chambre du roi Edouard d’Angleterre, et étoit, pour le présent dont je parle, encore des chevaliers du roi Richard d’Angleterre et de son plus étroit et espécial conseil, je me fusse réconforté et me fusse tiré devers lui. Le chevalier on le nommoit messire Richard Stury. Bien demandai pour lui si il vivoit. On me dit, oil. Mais point n’étoit là, et séjournoit à Londres. Donc m’avisai que je me trairois devers messire Thomas de Percy, grand sénéchal d’Angleterre qui là étoit : si m’en acointai, et le trouvai doux, raisonnable et gracieux ; et se offrit pour moi à présenter mon corps et mes lettres au roi. De ces promesses je fus tout réjoui ; car aucuns moyens convient avoir, avant que on puisse venir à si haut prince que le roi d’Angleterre. Et alla voir en la chambre du roi si il étoit heure ; mais il trouva que le roi étoit retrait pour aller dormir ; et ainsi il me dit que je me retraisse à mon hôtel Je le fis ; et quand le roi eut dormi, je retournai en l’hôtel de l’archevêque de Cantorbie où il étoit logé, et trouvai messire Thomas de Percy qui s’ordonnoit et faisoit ses gens ordonner pour chevaucher, car le roi vouloit chevaucher et venir gésir à Espringhe, dont au matin il étoit parti. Je demandai au dit messire Thomas conseil de mes besognes. Il me dit et conseilla que pour l’heure je ne fisse nul semblant de ma venue ; mais me misse en la route du roi ; toujours me feroit-il bien loger, tant que le roi seroit assis en le pays où il alloit et il seroit, en tout son hôtel, dedans deux jours. C’étoit en un bel châtel et délectable séant en la comté de Kent, et l’appeloit Ledes.

Je me ordonnai sur ce conseil et me mis au chemin, et vins devant à Espringhe ; et me logeai et fus logé d’aventure en un hôtel auquel il avoit logé un gentil chevalier d’Angleterre de la chambre du roi. Mais il étoit là demeuré derrière, au matin quant le roi se départit de la ville, pour un petit de douleur de chef qui prise lui étoit par nuit. Pour ce que le chevalier, lequel on nommoit messire Guillaume de l’Île, me vit étranger et des marches de France, car toutes gens de la Langue d’oil, de quelque contrée ou nation qu’ils soient, ils les tiennent François, si se acointa de moi et moi de lui ; car les gentils hommes d’Angleterre sont sur tous courtois, traitables et acointables. Si me demanda de mon état et affaire, et je lui en recordai assez, et tout ce que messire Thomas de Percy m’avoit dit et ordonné à faire. Il répondit à ce, que je ne pouvois avoir meilleur moyen, et que le vendredi au dîner, le roi seroit à Ledes, et là trouveroit venu son oncle le duc d’Yorch.

De ces nouvelles fus-je tout réjoui, pour ce que j’avois lettres au duc d’Yorch ; et aussi de sa jeunesse et de la mienne, il m’avoit vu en l’hôtel du noble roi Édouard son père, et de madame sa mère ; si aurois par ce moyen plus de connoissance, ce me semble, en l’hôtel du roi Richard.

Le vendredi au matin nous chevauchâmes ensemble, messire Guillaume de l’Île et moi ; et sus notre chemin je lui demandai s’il avoit été en ce voyage d’Irlande avecques le roi. Il me répondit, oil. Donc lui demandai ce qu’on appelle le Treu Saint-Patris, si c’étoit vérité ce que on en disoit. Il me répondit que oil ; et que lui et un chevalier d’Angleterre, le roi étant à Duvelin, y avoient été, et s’y étoient enclos à soleil esconsant, et là demeurèrent toute la nuit, et à lendemain issus à soleil levant. Donc lui de-