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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/590

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LIVRE DES FAITS

grand, bel et riche. Et aussi ses compagnons firent coste le sien tendre les leurs, chascun à part soy. Devant les trois pavillons, auques loignet, avoit un grand orme. À trois branches de cest arbre, avoit pendu à chacune deux escus, l’un de paix, l’autre de guerre. Et est à savoir que mesmes en ceulx de guerre n’avoit ne fer ne acier, mais tout estoit de bois. Coste les escus, à chacune des dictes trois branches y avoit dix lances dressées, cinq de paix, et cinq de guerre. Un cor y avoit pendu à l’arbre, et deyoit, par le cry qui estoit faict, tout homme qui demandoit la jouste corner d’iceluy cor, et s’il vouloit jouste de guerre, férir en l’escu de guerre, et s’il vouloit de rochet, férir en l’escu de paix. Si y avoit chacun des trois chevaliers faict mettre ses armes au dessus de ses deux escus, lesquels escus estoient peints à leurs devises différemment, afin que chacun pust congnoistre auquel des trois il demanderoit la jouste. Outre cest arbre avoit messire Bouciquaut faict tendre un grand et bel pavillon, pour armer et pour retraire, et refreschir ceulx de dehors. Si devoit, après le coup féru en l’escu, saillir dehors monté sur le destrier, la lance au poing et tout prest à poindre celuy en la targe duquel on auroit féru, ou tous trois, si trois demandans eussent féru ès targes. Ainsi fit là son appareil moult grandement et très honnorablement messire Bouciquaut, et fit faire provisions de très bons vins, et de tous vivres largement et à plain, et de tout ce qu’il convient, si plantureusement comme pour tenir table ronde à tous venans tout le dict temps durant, et tout aux propres despens de Bouciquaut. Si peut-on savoir que ils n’y estoient mie seuls : car belle compaignie de chevaliers et de gentils hommes y avoit pour les accompaigner, et aussi pour les servir grand foison de mesgnie ; car chascun des trois y estoit allé en grand estat. Si y avoit héraults, trompettes, et ménestriers assez, et autres gens de divers estats. Et ainsi comme pouvez ouyr fut mis en celle besongne si bonne diligence, que toutes choses dès avant le temps de trente jours furent si bien et si bel apprestées, que rien n’y convint quand le dict jour de la dicte emprise fut venu. Adonc furent tous armés et prests en leurs pavillons les trois chevaliers, attendans qui viendroit. Si fut messire Bouciquaut par espécial moult habillé richement. Et pource que il pensoit bien que, avant que le jeu faillist, y viendroit foison d’estrangers, tant Anglois comme autre gent, à celle fin que chascun vit que il estoit prest et appareillé, s’il estoit requis d’aucun, délivrer et faire telles armes comme on luy voudroit requérir et demander, prit adonc le mot que oncques puis il ne laissa, lequel est tel : Ce que vous vouldrez. Si le fist mettre en toutes ses devises, et là le porta nouvellement. Les Anglois, qui en tout temps ont eu atine aux François, et qui volontiers se peinent de les désavancer et surmonter en toutes choses s’ils peuvent, ouyrent bien et entendirent le cry de la susdicte honnorable emprise. Si dirent la plus part et les plus grands d’entre eulx que le jeu ne se passeroit mie sans eulx. Et n’oublièrent pas, dès que le dict premier jour fut venu, à estre à belle compaignie, mesmes des plus grands d’Angleterre, si comme cy après on les pourra ouyr nommer.

À celuy premier jour, ainsi comme messire Bouciquaut estoit attendant tout armé en son pavillon, et aussi ses compaignons ès leurs, à tant es vous venir messire Jean de Holande frère du roy Richart d’Angleterre, qui à moult belle compaignie tout armé sur le destrier, les ménestriers cornans devant, s’en vint sur la place. Et en celuy maintien, de moult haute manière, présent grande foison de gentils hommes qui là estoient, alla le champ tout environnant. Et puis quand ils eust ce faict il vint au cor, et corna moult hautement. Et après on luy lassa son bacinet qui fort luy fut bouclé : adonc alla férir en l’escu de guerre de Bouciquaut qu’il avoit bien advisé. Après ce coup ne tarda mie le gentil chevalier Bouciquaut, qui plus droit que un jonc, sur le bon destrier, la lance au poing et l’escu au col, les ménestriers devant, et bien accompaigné des siens, vous sault de ce pavillon et se va mettre en rang. Et là bien peu s’arreste, puis baisse sa lance et met en l’arrest, et poind vers son adversaire qui moult estoit vaillant chevalier, lequel aussi repoind vers luy. Si ne faillirent mie à se rencontrer, ains si très grands coups s’entre-donnèrent ès targes, que à tous deux les eschines convint ployer, et les lances volèrent en pièces. Là y eut assez qui leurs noms haultement escrièrent : si prirent leur tour, et nouvelles lances leur furent baillées, et derechef coururent l’un contre l’autre,